mardi 30 avril 2013

152-




















Je l’ai gardé sur moi aussi longtemps que j’ai pu. Comme un fil d’Ariane, contre ma promesse...Elle mourut sur le bord, là où elle fut laissée. Et dépossédée de son humanité,  rendue à sa condition infâme. L’odeur imprégnant le papier...Le récit écrit que m’en fait alors Karl, distancié, presque clinique, alors qu’au dehors le noir profond semble agonir, l’effet du rayonnement lunaire sur la ville, que les objets dans la pièce me sont soudain si familiers, l’effet de l’alcool et d’autres choses encore, ce récit me soulage d’abord...Terriblement.

jeudi 25 avril 2013

151-

Je regrette les instants mourants que nous avons partagés. Cette nuit, comme suspendue, les cent mètres de cette rue, les maigres indices d’une survie échangée...La sienne contre la mienne. Sa voix contre mes yeux...Tous les corps transpercés contre un seul, celui de Céline. Il me fait comprendre qu’il en a entendu parler...De ce massacre. Qu’une rumeur court dans le quartier. Comme quoi le visage de la victime aurait disparu. Il m’a écrit tout cela, très vite, une écriture fine et précise. Pas du tout affectée par l’alcool. Ou blessée par les impacts de la guerre. J’ai conservé ce papier, les phrases déposées dessus comme des éclats de voix.

jeudi 18 avril 2013

150-

Je lui explique comme je peux que ce parfum est si proche de celui de Céline...Qu’elle vient de mourir, pas très loin d’ici. Que son agresseur est dans ma tête depuis le matin, qu’il me parle...Que j’ai un appartement luxueux, une voiture garée...Que je n’ai plus la force de reprendre cette vie-là. Cette vie qui m’était déjà insupportable, qui l’est devenue encore davantage...Je lui parle de mes yeux, de mon cabinet...Je lui parle de ma vie, qui n’est plus. D’une autre qui ne ressemble à rien de ce que je croyais connaître. Pas même au noir vers lequel je fonce comme un astre froid. Que cette solitude n’est pas nouvelle, non...Qu’elle vient seulement de prendre une dimension inconnue. Phénoménale, indescriptible. 
 
Pendant tout ce temps, il a souri. Pas d’un sourire ironique ou ennuyé. Non, rien de tout ça. Un sourire de miséricorde. Droit venu des profondeurs de ce monde, de son monde à lui. Je le revois si nettement, ce soir, assis dans mon lit. Le sourire miséricordieux qu’il m’a offert pour réponse...Bienvenue me dit-il, de son regard sacré. Dans mon pays déchiqueté, de montagnes explosées, d’impasses meurtrières et de tombes improvisées.

mercredi 17 avril 2013

149-

Il ne vivait pas dans le même espace-temps que le mien... J’ai à peine foulé sa routine, à peine troublé son lent suicide. Alors qu’il était à sa fenêtre, comme presque tous les soirs probablement, à tromper la solitude. A trouver dans cette rue toute droite une raison de ne pas en finir au plus vite. Que voyait-il au juste ? Dans ce calme sidéral, parfois rompu par une automobile, une moto, des cris d’ivrognes, jeunes ou vieux...Dans ce noir à peine réchauffé par des lampadaires défectueux. Plus tard, j’ai compris. J’ai compris que c’était précisément ce calme douloureux qu’il contemplait. Lui qui venait d’un monde où le bruit n’est que morts et blessés, suspicion, paniques et tirs tendus. Moi aussi je revenais de ce monde, mais je venais seulement de le découvrir. De l’effleurer. Ce pied posé de l’autre côté.

mardi 16 avril 2013

148-

Est-il seulement au courant qu’une jeune femme a été découverte, morte, à quelques blocs de chez lui ? Qu’elle a été victime d’un baptême sanglant...D’une autre guerre. Qu’elle est aussi réduite au silence.
 
De la poche arrière de son pantalon, il tire un paquet de cigarettes. Puis il revient s’asseoir, résigné à ne rien pouvoir dire aisément. Le simple fait de boire et fumer, même en compagnie d’un inconnu, semble à présent le satisfaire. Je l’accompagne d’abord sur ce chemin muet. Et m’aventure à lui demander quel est son parfum...La question paraît tellement incongrue, ou frivole...Elle ne l’était pas pour moi, et pour cause... 
 
Elle ne l’est pas non plus pour lui. Il se lève, titube, se rétablit comme il peut. Ouvre une porte, tout près de la cuisine, et sans rentrer à l’intérieur de la minuscule salle de bains, attrape un flacon, sur une étagère au-dessus du lavabo. Il me le donne...Il n’a pas d’étiquette, juste un magnifique cristal, à peine biseauté. Je l’ouvre...M’effondre en larmes. De la manière la plus indécente qui soit. Sans retenue. Tellement d’efforts depuis le matin, tant d’assauts répétés...D’abord Karl n’a pas réagi. Il me regarde...Comme si le spectacle de ces larmes lui était familier. Au point de ne pas réagir. Je sais bien maintenant pourquoi...Mon drame n’était pour lui qu’une péripétie de plus. Une horreur de plus.

lundi 15 avril 2013

147-

Une vie ne suffirait pas à tenter de comprendre cette ligne de fracture. Sur laquelle se fracassent la violence, la douceur perdue, le mépris de l’existence et sa persistance contre tout. De ce pays l’ayant privé de la parole, il aurait pourtant rapporté ce parfum. Pourquoi l’aurait-il fait ? Par défi ? Par dépit ? Manière de conjurer, de garder pour soi, sur soi, une part de beauté. Aussi insaisissable fût-elle... 
 
Il se lève soudain, et se rassoit sur le rebord de la fenêtre. Le dos nu à la rue. Depuis un moment, l’ivresse sans doute, je le vois qui s’humanise. Il semble plus détendu, à la recherche d’un mode de communication. Je le sais parce qu’il a gardé un crayon à la main. Que ses doigts sont en mouvement, qu’ils disent la frustration. Dans ses yeux, dont la couleur est encore un mystère, je vois défiler les mots qu’ils voudraient prononcer. Mais c’est impossible.  
 
Alors il se retourne un instant, observe la rue. Comme si je n’étais plus là. Toutes ces choses sur le trottoir...Que signifient-elles ? Une crise de folie, un déménagement à l’arraché ? Cette peine qui me broie depuis le matin tente une percée. Entre ces murs, ce logement-cellule qui vomit une partie de ses biens sur le bitume, j’ai pu me croire protéger. Je ressens le besoin de parler aussi...Et cet homme doit pouvoir comprendre, mieux que personne, ce que je traverse alors. Dans l’encadrement de la fenêtre, nimbé d’une lumière douce, il pourrait faire penser à une représentation religieuse. Il émane de ce corps, dont la peau est si pâle, quelque chose de sacrificielle. Sa parole emprisonnée, le déclin tombé trop vite sur des épaules larges. Un rayonnement martyr...Devant lequel je ne pouvais que m’incliner.