vendredi 29 juin 2012

97-

Je m’approche d’une femme qui ressemble à Céline. Je murmure quelque chose. La voix sûrement pleine de sanglots. Un geste trop vif, elle se met à hurler. Puis court en gueulant et disparaît dans une petite foule compacte à l’angle des rues de Siam et de Lyon.

Les gens me regardent avec inquiétude. Je suis bien habillé, mais j’inspire de la crainte. Enfin la rue de Siam s’éloigne. Longue et large voie vers le précipice. Je m’y cogne et je fais peur aux jeunes femmes. La rue me rejette. Comme un élément infecté. Je marche, je regarde partout. Frénétiquement. Les petites rues les places qui parsèment le centre-ville sont des refuges. De l’ombre des silences. Un kiosque des chevaux de bois. La rue Emile Zola est si proche...A l’écart de l’artère enflammée.

Malgré sa nature paisible, cette rue m’a toujours inspiré de la méfiance. L’annonce de la maladie avait déjà abîmé le plaisir de l’installation dans ces nouveaux locaux. Alors aujourd’hui...Je me traîne dans un amas de constructions, d’automobiles, de signes incompréhensibles.

mercredi 27 juin 2012

96-

Mon front est brûlant. En revanche, le bout de mes doigts est gelé. La mort commence par là. Mon portable est éteint. Ils m’ont probablement contacté, sans succès. Explorer une ville amputée. Des lieux familiers soudain déchirants. Comme errer dans un cimetière ou s’abîmer dans la boue. Toute cette vie autour de moi...
 
Ces affiches, ces boutiques avec leurs mannequins en plastique, ces passants enveniment la disparition. Plusieurs fois, j’ai la tentation du pire. La rejoindre, sans plus attendre. Le tueur prend un malin plaisir à vider la cité de sa matière sensible. A casser les rues illuminées et grouillantes. Il brandit le visage de Céline. Pauvre lambeau qu’il secoue et qu’il accroche à l’entrée d’un commerce ou sur une façade.

vendredi 22 juin 2012

95-

Parcelles de trottoir, devantures, arbres...Tout sent mauvais. Les mécanismes anciens sont encore là, ils cohabitent avec ce nouveau décor. Avec le tueur. Une ville fragmentée. Découpée en souvenirs abîmés...Son ombre sur le dallage, sa main sur une tasse blanche. Elle n’y est plus. La ville m’échappe. Elle se dérobe, je me dérobe à elle.

Durant une heure, je ne vais pas savoir où aller. Ni quoi faire. Je marche, je me contente de marcher. J’emprunte une rue, puis une autre. Dans quel but ?

Aux environs de midi, je me décide à rejoindre le cabinet. Dans un désordre intérieur indescriptible. Je tente de prier, pour être en paix, pour veiller sur ma femme. Même s’il est bien trop tard. Des larmes croupissent dans mes yeux.

jeudi 21 juin 2012

94-

« On ne m’aura jamais. A cette heure je suis peut-être encore en ville, peut-être ailleurs, à l’étranger, dans une autre région...Ta femme est la mienne désormais”.

J’ai un mouvement de recul, brutal et spectaculaire. Darc le prend pour lui. Les yeux mi-clos s’ouvrent soudain en grand. “ Vous êtes médecin, Monsieur Cabon, un confrère pourrait vous soutenir”.

Je cherche désespérément Céline dans un coin de mon cerveau. Qu’elle me parle ! Qu’elle me rassure ! N’importe quoi, pourvu que je puisse revenir, que le tueur se taise.
  
Cette présence est trop récente, pour que je sois en mesure de l’analyser sereinement. Le ciel se couvre à nouveau. Nuages blancs qui tamisent les rayons féroces de la fin de matinée. Je présente mes excuses à Darc, et lui promet que je vais me faire aider. Aujourd’hui même. En chemin vers la voiture, j’égrène ce que j’ai à accomplir.

La mère de Céline, le cabinet, les funérailles prochaines.

mardi 19 juin 2012

93-


« Survivre »...Je me demande si le terme n’est pas indécent. La souffrance appartient à Céline. Son calvaire Place Dusquesne. Si j’ai souffert c’est d’une autre façon. J’ai dû partager ma vie, mes pensées, mon quotidien avec son bourreau. Ce fut une expérience terrible. Ce ne fut qu’une expérience. J’aurais pu me détruire. Il m’en a souvent donné l’ordre. A chaque fois, je m’en suis tiré. Je devrais être mort.

Darc me rattrape, alors que je marche vers le portail électrique pour rejoindre ma voiture. Il souhaite me rendre visite chez moi, dans la semaine. L’enquête risque d’être difficile. Mais elle mobilisera toutes les énergies. C’est une promesse qu’il me fait en me regardant d’une étrange manière.

Les yeux marron clair, derrière des lunettes argent, sont presque fermés. Comme s’il réfléchissait intensément. Des rides se creusent au niveau de ses pommettes. Un visage raviné qui transpire la concentration et la fatigue. Le dépit aussi.

vendredi 15 juin 2012

92-

Comme plus tôt dans la matinée, il est immédiatement abordé par une collègue, puis par des agents en uniforme. Des bribes de phrases volent dans la cour. Morceaux d’enquête préliminaire qui donnent à la lumière ombragée une teinte mauvaise.  Darc ne repousse pas ses collègues. La paroi latérale en granit argenté du commissariat est subitement réveillée par le soleil venant de faire une apparition. Un croissant de feu qui peine à réchauffer l’atmosphère. Une ombre à mes talons, qui me parle et me nargue.  

La tentation d’agripper Darc par un bras. De lui hurler que l’assassin est ici...Ma panique à l’idée de vivre avec un tel monstre...Cette machine à tuer est dans mon cerveau. Je dois m’accrocher au monde sensible. Même s’il n’en sort que des atrocités. Les personnes qui entourent le lieutenant semblent effarées. Une vague invisible mais puissante me fait tanguer. Je voudrais que l’on me sorte de ce territoire glacial. Darc m’informe alors que ma présence n’est plus nécessaire. Pour l’instant.

mercredi 13 juin 2012

91-

Darc accélère. Nous fonçons plein sud, vers le coeur de la ville. “Vous devrez patienter quelques jours”. La métropole métastasée est derrière nous. La radio crache à présent un flot de paroles sourdes. Elle était éteinte. Puis, si basse que je n’y avais pas prêté attention. Après l’avoir allumée, Darc a monté le son. Manière de rompre la discussion. Mon attention se porte péniblement sur les panneaux publicitaires, nombreux et colorés. J’ai le sentiment de régresser. Les détails ne m’apparaissent pas. Je déraille...Je m’invente un personnage, sur lequel je projette toutes les horreurs. Les monstruosités qui se promènent dans mon cerveau. 

Nous abordons l’hyper centre. La rue du commissariat est très proche maintenant. Nous pénétrons sur le parking. Le lieutenant coupe le moteur. Il descend du véhicule et m’attend. L’air farouche et soulagé. Il est dans son élément ici. Sur son territoire. Il n’est plus voûté, et retrouve la prestance d’un flic en pleine possession de ses moyens.

lundi 11 juin 2012

90-

La conversation a duré environ une demi-heure. Pendant laquelle nous avons roulé sans but précis. Je lui ai dit que je tiendrai le choc. J’ai ajouté que je prendrai des calmants, que je résisterai en mémoire de Céline. Les choses que l’on dit...

Darc a-t-il eu l’intuition que j’avais perdu la tête ? A-t-il douté de mon innocence ? En dépit de ma conviction. A-t-il flairé l’odeur de l’agresseur dans l’habitacle ? Ou avait-il besoin d’un répit supplémentaire pour évacuer la chair et le sang de son esprit ?

Une boucle urbaine. Le long d’usines modernes, de constructions universitaires fraîchement repeintes, de lotissements tout juste sortis de terre. Un parcours qui ressemblait furieusement à une dérive routière. Une errance périphérique. Je demande quand je pourrai enterrer ma femme.

vendredi 8 juin 2012

89-

Mine de rien, sur le chemin du retour, il reconstitue nos itinéraires. Il fait semblant d’avaler mes propos. Ou il me croit sur parole. Comment savoir ? Peut-être a-t-il déjà des informations. La route est neuve sur ce tronçon. L’axe Nord-Sud, un ruban de goudron, large et très noir. La ville devient une métropole dévoreuse. Elle s’étend, bouffe les petites villes alentours, et finit par se répandre dans tous les sens. De la mer qu’elle surplombe jusqu’aux terres intérieures.

- “Pourquoi vous empruntez cette route ? Nous ne rentrons pas au commissariat ?

Nous passons devant une série d’immeubles de bureaux. Une usine blanche high-tech qui s’étale sur des centaines de mètres. Darc ne me répond pas. Il tient son volant d’une seule main, l’autre est posée sur sa cuisse. Il se mord la lèvre inférieure puis passe et repasse sa langue au coin de sa bouche.

- “Non”.

Je m’étonne. Puis je m’enfonce dans le siège, préférant me réfugier auprès de Céline. Le lieutenant reprend le volant à deux mains, plisse les yeux. Le soleil vient de frapper le pare-brise. Il hésite, il hésite très longtemps. Je suis entre un flic et un fantôme, une sorte d’apparition qui pour l’instant n’est pas effrayante, à peine dérangeante. Je la sens dans mon dos, c’est tout.

- “Monsieur Cabon, nous avons des choses à mettre au point tous les deux. Ce qui s’est produit est exceptionnel. J’ai besoin de m’assurer que vous tiendrez le coup. Je rallonge le trajet...Au bureau, il y a beaucoup trop d’agitation”.

mercredi 6 juin 2012

88-

Et la hantise du tueur qui prend forme petit à petit. Ainsi qu’une terrible fascination. Le capot froid de la voiture est insupportable. Darc n’est pas pressé...Il reprend des couleurs malgré la fraîcheur. Il redevient doucement un véritable enquêteur. Ses questions sont beaucoup plus distantes, mais précises.

Cette journée à l’hôpital a été difficile. Longue et stressante. Silence, solitude, médicaments, incertitudes. Je ne peux pas écrire la journée. Pour combler les heures, je pense à mes notes. Même si la main est paralysée. En dehors de cet exercice, je n’ai pas encore retrouvé mes repères. Dès l’aube je suis pris d’angoisses. Comme une télévision déréglée. L’image est salopée par des interférences. Alors que la nuit la liaison est meilleure. La transmission presque parfaite.  

Je n’ai pas répondu aux questions trop personnelles sur notre relation. L’omission me sert de bouclier. Même si Darc semble être un flic redoutable, et qu’il prend cette affaire très à cœur. Il ne me soupçonne pas, j’en suis sûr. Bien qu’il parle d’un test ADN, c’est une étape indispensable. J’entends les mots “routine” et “aspect déplaisant”. La nature du meurtre, la sauvagerie.

lundi 4 juin 2012

87-

Plus Darc m’oblige à replonger dans les dernières heures de Céline, et dans mes propres déplacements, plus le miracle s’atténue. La vision d’une tête creusée recommence à me torturer, moi aussi.  

Darc est choqué, mais pour lui ce n’est qu’une horreur de plus. Sans doute la plus abominable. Il finira sa carrière gravement dépressif, ou gentiment alcoolique. Comme j’aurais fini la mienne, probablement, à force d’endurer la souffrance des autres. La corrosion met du temps à trouer la carcasse... 

Alors que je suis plongé dans un bain d’acide. Je n’ai plus de membrane extérieure. L’environnement est devenu nocif. C’est comme si je n’avais plus de peau sur les muscles. Le corps de Céline en surimpression. L’image dépasse l’obsession... Le miracle est tombé, il reste la révolte, la douleur à vif et le sentiment de me trouver face à un territoire vide.