vendredi 30 mars 2012

67-

De mon lit d’hôpital, j’entends des pas dans le couloir. Des chuchotements qui cachent mal l’exaspération ou la panique. Des bruits métalliques ensuite. Les alertes sont impressionnantes. Il faut des muscles pour s’occuper de gens comme nous. Des muscles et des armes chimiques.

Après ma douche, j’ai entamé une nouvelle inspection désespérée de l’appartement. Il est plus de 9 heures, je me dis alors qu’elle a quitté la ville. Pour aller, peut-être, chez sa mère qui habite à 600 kilomètres. Mais par quels moyens ? La voiture est garée en bas. Le train ou l’avion en pleine nuit...Ça paraît un peu absurde.

J’appelle le cabinet pour les prévenir que je serai en retard. Dans l’appartement, les senteurs en principe agréables - un parfum sur une étoffe, l’odeur de frais que dégage les tentures – tournent et me soulèvent le cœur. Réfugié dans la cuisine, je suffoque dans cet environnement. Il semble conspirer contre moi. A 10h30, très exactement - j’avais les yeux rivés sur la pendule - le téléphone sonne.

- “Monsieur Cabon ?”. C’est une voix d’homme. Grave, dans tous les sens du terme.

- “Votre femme est-elle présente ?»...

Je lui dis qu’elle n’est pas là, et que justement cela m’angoisse terriblement. La voix décline alors sa fonction et son identité. Lieutenant de police Philippe Darc.

mardi 27 mars 2012

66-

Il est 8 heures du matin. Je devrais me préparer pour aller au travail. Mais je n’en fais rien. J’attends furieux, et plein d’inquiétude. Je pense à un hôtel, un amant peut-être. Je pense surtout à un accident, une agression. Je passe des coups de fil aux hôpitaux...Aucune entrée au nom de Céline Grall. J’erre dans le salon, puis m’immobilise devant ce tableau de Chesnais. Un noir profond et brillant, un rouge éclatant. Ce matin j’y vois du sang, littéralement projeté sur la toile. Elle pue le meurtre, la souillure, les cris qui ont dû effrayer quelques insomniaques. Elle pue la mort, l’envie et le mal. Je me détourne difficilement de cette œuvre, qui donne sur l’abîme. Les “idées noires”.

8 h30. Je mange un peu, je me lave. Sous la douche, j’imagine son retour. Céline sera enfin couchée dans notre lit. Elle aura tenté d’oublier quelque part sa déception. Mon refus d’avoir un enfant. Elle est parfois sujette, comme moi, à de tels accès de dépression. Eclairs de lucidité, ouvertures sur le gouffre.

vendredi 23 mars 2012

65-


Lorsque j’ouvre la porte, le lit intact ne m’étonne pas. La charge de l’inquiétude a basculé. Couché dans la voiture j’imaginais Céline, morte d’angoisse à mon sujet...J’entre à mon tour dans un cauchemar. Je fouille, de manière irrationnelle, toute la chambre. De la petite salle de bains attenante aux grands placards qui mangent tout un mur. J’ai regardé sous le lit, alors que l’espace entre le plancher et le sommier ne permettrait pas à un chat de s’y faufiler. Puis, il me paraît évident que la chose la plus logique à faire est d’appeler Sophie. Je la connais à peine, mais Céline garde dans un secrétaire tous les numéros et toutes les adresses de ses amis. Très vite, je trouve dans un tiroir un carnet en cuir dans lequel, en effet, elle a soigneusement écrit à la main ces coordonnées.

Sophie me répond, la voix ensommeillée...Non, Céline n’est pas restée dormir chez elle. Elle m’indique seulement l’heure à laquelle Céline est partie, autour de minuit. Après s’ouvre une faille béante. Le logement vide, l’atmosphère empestant la séparation, cet air empoisonné qui court de pièce en pièce, cristallisent les blessures des dernières semaines.

Je suis dans le salon, à scruter l’horizon, d’une insolente beauté à présent. J’observe un paquebot dans le fond de la rade. Un navire de croisière qui s’apprête à faire escale dans la ville. Une image d’insouciance qui m’écœure soudain. J’avais promis à Céline que nous ferions un jour une croisière en Mer du Nord. C’est une chimère qui vient parader sous mes fenêtres. Une apparition qui semble me reprocher des promesses et des renoncements.

mercredi 21 mars 2012

64-

9ème étage. Le palier est envahi par une odeur rafraîchissante de citron, qui me soutient jusqu’à la porte de l’appartement. A l’intérieur, je jette tout de suite un œil au fond du couloir. Afin de sentir la présence de Céline. De capter quelque chose de son sommeil, de son corps enfoui sous les draps. Impression désagréable : je ne capte rien. Le vide, un froid étrange. Personne n’a dormi ici cette nuit.

La sensation se diffuse, comme un mauvais parfum, dans mon esprit. Je dépose mes clefs dans un vide-poche. Je longe le mur du couloir, après avoir examiné le salon. La pièce semble pétrifiée. En marchant dans le couloir, je pousse la porte de la grande salle de bains. Déserte. La cabine de douche est sèche, comme le lavabo et la baignoire. Les produits de toilette et de beauté n’ont pas été déplacés.

Ca me glace le sang. La sensation, alors que j’arrive devant la porte de notre chambre, est à présent intense. Elle se traduit par des crampes à l’estomac et des palpitations cardiaques qui se mélangent avec les cendres de la nuit brûlée à l’alcool.

vendredi 16 mars 2012

63-

Ma fatigue au volant est terrible. Je ne croise sur la route que des autobus...Les premiers services matinaux. Ils sillonnent le centre-ville encore trempés et brillants. Ils sortent des dépôts, propres et vides, et défilent dans l’aube par intervalles. La plupart des chauffeurs conduisent toujours vêtus de leur blouson, le col relevé. J’espère le sommeil. Mais je dois être attentif.

Boulevard Sébastopol, je trouve une place immédiatement. Ce qui est rare, nous n’avons pas de parking privé. Ce matin, le sort m’a réservé un emplacement, au plus près de notre immeuble. Si près, que je ne regarde pas la rade par-dessus le parapet noir qui surplombe la gare. Le jour est plus franc, la lumière plus nette. Comme mes idées. J’ai hâte de revoir Céline, de lui présenter mes excuses pour l’escapade nocturne...Dans l’ascenseur, je tente de me redonner une contenance. Les cernes sous les yeux, la barbe, la chemise sale...La glace est impitoyable.

mercredi 14 mars 2012

62-

A l’aube je me réveille à cause du froid. Le cuir de la banquette est gelé. Les vitres de la voiture sont recouvertes d’une épaisse condensation. J’ai des courbatures dans tout le corps. Je me redresse un peu. Le sang se remet à circuler trop brutalement dans mon crâne. Des coups qui retentissent au niveau des tempes, massifs et violents. Ces douleurs neutralisent pour l’instant les pensées. L’air automnal qui court dans les rues à demi closes, balaie mollement la place de la Porte. Comme s’il venait s’y reposer ou y mourir après un long périple nocturne. Il transporte quelque chose de meurtrier. Un souffle prédateur qui frôle la carrosserie. Doucement la condensation sur les vitres disparaît. Elle est remplacée par des gouttes d’eau. J’ouvre enfin la portière pour chasser l’humidité malsaine qui est en train d’envahir l’habitacle.

Sans quitter la voiture, je pose mes pieds sur le bitume. Je suis garé en épi juste en face d’une maison de la presse. L’air ne m’est d’abord d’aucun secours, il amplifie même les coups lancinants. Puis les interrogations commencent à affluer. Je pense à Céline, aux reproches justifiés qu’elle va me faire. Son inquiétude toute la nuit. L’attente interminable, les messages sur le portable, les cent pas dans l’appartement...La journée au cabinet qui s’annonce difficile...Je suis encore loin, très loin de la réalité.

Le corps presque nu de Céline attend qu’on le découvre. Il attend qu’un enfant, qu’un chien ou qu’un jogger soit attiré par cette masse impudique. Cette vision obscène, blanche et rouge, partiellement ensevelie sous un massif. Les vêtements déchirés, éparpillés dans la terre ou accrochés aux plantes alentours. Comme des guirlandes macabres, une décoration grotesque.

Je jette un œil sur les horaires d’ouverture du café. Il est trop tôt, encore une heure à patienter. Je décide de rentrer tout simplement.

mardi 13 mars 2012

61-


Elle est invisible. Derrière des massifs de plantes. L’ombre s’est acharnée. Tout est dans le rapport. Plaies, fissures, contusions, fractures, éclatements. Simulacre d’enterrement. Le corps de Céline a été recouvert de la terre qui fut son dernier lit.



Quelques centimètres sur le ventre et le visage. Sous un bosquet. Celui dans lequel je me suis moi-même enfoncé. L’ombre s’est volatilisée. Dans quel état d’esprit l’agresseur s’est-il ainsi évaporé dans la ville ?

Furieux de s’être laissé dominer par une pulsion dévastatrice ? Fatigué ? Euphorique ? Coupable ? Heureux ? A-t-il été dormir, s’est-il soûlé ? A-t-il rejoint une compagne ? Lui a-t-il fait l’amour tendrement, après avoir massacré un peu plus tôt une inconnue ?

Je vis désormais avec ce destin. Ces questions, et cette double absence. Celle de Céline et celle de cette ombre. Céline a mis deux heures pour mourir. J’étais dans la voiture quand elle m’a quitté. A l’autre bout de la ville. Sur une autre rive. Un autre univers.

vendredi 9 mars 2012

60-

Une main se pose sur son épaule. Elle croit défaillir, mais elle résiste...

- “Quoi encore ? Je ne fume pas ! Vous comprenez ?”.

Il dit que ce n’est pas nécessaire qu’elle s’énerve, que cela ne fera qu’envenimer la situation. Elle peut encore crier. Interpeller un hypothétique passant. Arrêter une voiture. Tout va très vite, trop vite. Il y a cette ombre. Cette carrure épaisse et brutale. Et c’est tout. L’homme tire Céline vers la place. En lui serrant davantage l’épaule. Et maintenant elle obéit. Déjà honteuse de sa faiblesse, de cette paralysie. La pression est insoutenable. Pour s’en défaire il suffirait qu’une personne sorte de chez elle. Mais ça n’arrive pas. La place est restée désespérément endormie. Du pied, l’homme pousse une grille. Une de ces grilles d’accès aux terrains de jeux. Ensuite il fait tomber Céline en lui tordant la cheville.

mardi 6 mars 2012

59-

L’homme qui la suivait est ici. Avide de sexe et de chair. Son appétit dévore les trottoirs et les faibles lumières. Je l’entends et je le sens...Pour le faire taire je dois interrompre mon récit. Au risque de retrouver mes sangles. Cet homme qui laisse derrière lui des vies broyées, offertes aux chiens errants et aux mouches, vit dans mon cerveau. Quelque part dans un hémisphère. Il a obtenu cette situation privilégiée en violant ma femme...

Céline arrive place Duquesne...Elle la traverse sans doute un peu ivre.

Quelques semaines après le drame, une bonne partie des arbres qui étaient plantés dans le jardin central, délimitant des aires de jeu et des espaces de repos face à l’école du quartier, furent abattus. Il s’agissait d’éliminer les vieilles essences malades. Afin de les remplacer au printemps par des arbres jeunes en bonne santé. Un travail prévu de longue date par les services municipaux. Pourtant l’abattage provoqua un véritable scandale. Un second traumatisme qui renforça la malédiction du lieu. Tout y dépérit. Les jeunes femmes comme les arbres.

Alors que Céline s’apprête à quitter la place pour s’engager dans la rue Malbert, un homme l’interpelle et lui demande une cigarette. Céline a forcément refusé. Elle ne fumait plus. Elle a continué son chemin. Quelques pas. D’un restaurant chinois jusqu’à la boutique d’un encadreur. Elle devait tenir son sac Gucci plus nerveusement. Des pas plus vifs. De la sueur humidifie son corsage bleu.

Le type respire très bas, bien qu’en lui brûle un désir bestial. Les yeux rivés sur cette femme à présent effrayée. Ses talons résonnent dans la rue alors que les chaussures de l’agresseur sont silencieuses. Elles caressent le trottoir pour l’amadouer. Des silences comme les prémices de la mort à venir.