vendredi 31 août 2012

117-

On a klaxonné derrière moi. J’ai dû griller un feu, louper un stop. La place approche et le chien devient plus nerveux. Du mal à tenir correctement le fruit de sa victoire. Un moment il le fait même tomber. Fou de rage il le rattrape d’un coup sec. J’ai entendu le bruit de ses crocs sur le sol. La route qui dessert la place est à sens unique. La nervosité animale m’a contaminé. Une roue sur le trottoir, je coupe le moteur et je descends. Je ne suis pas seul.
 
Putain de Dieu dans quelques minutes je vais me retrouver...Je vais marcher dans le sang de Céline.

mercredi 29 août 2012

116-

Le clébard se déplace sur les bords du carré. Il ne pénètre jamais à l’intérieur. La truffe mouillée et soyeuse laisse des traces de morve par terre. Le pelage est d’une perfection admirable. Ses muscles saillants bougent au moindre mouvement.  

Je conduis sans rien voir. Le chien prend toute la place dans ma tête. Parfois il secoue le lambeau qu’il tient fermement. Avec une délicatesse sadique. Tel un trophée. Le témoignage de sa supériorité. Il en prend soin, c’est évident. De temps en temps, il cligne des yeux. Ouvre un peu sa mâchoire en acier. Histoire de remettre bien en place le morceau de chair. Puis il recommence à faire des allers et retours le long de l’étoffe.

 

lundi 27 août 2012

115-

Les motos et les scooters qui filent entre les voitures comme des fauves à la chasse. Moi aussi, je chasse. Si je tiens à me rendre place Dusquesne c’est pour m’imprégner du crime. Le toucher comme s’il s’agissait d’un objet. La place est un écrin. Elle est recouverte d’un carré de soie noire qui brille dans la lumière blessante de la mi-journée.
 
Au milieu de l’étoffe, le corps de Céline blanc et intact. Très vite remplacé par son seul visage. Sur l’un des bords du carré, un chien de combat. Un Pitbull, un rottweiler...Ce que vous voulez. Je n’arrive pas à identifier la race. Tout ce qui compte c’est que ce soit un chien affreusement puissant. D’une laideur et d’une force inhumaine. Dans sa gueule, un morceau de peau. Ce n’est pas le visage. C’est seulement un grand morceau de peau prélevé sur le corps. Peut-être dans le dos. Dans les yeux noirs de l’animal, pas la moindre étincelle de vie. Sauf, en cherchant bien, un grain de satisfaction féroce.

jeudi 23 août 2012

114-

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Son image flotte dans le vide. Pour ne pas la perdre déjà, je suis contraint de tout filtrer, puis de tout reconstruire. Encore et toujours. Afin de survivre, je marche désormais en inventant, littéralement, la ville.
 
Puis je remonte, en voiture, la rue Saint Marc. Une rue étroite et fréquentée qui serpente entre des galeries marchandes délabrées, des bâtiments d’habitations et d’affaires. Dans sa partie haute, la rue est mangée par des grues. Un nouveau quartier qui émerge du sol.
 
Un quartier tout neuf que ne connaîtra jamais Céline.  Un endroit qui ne sera jamais marqué par sa présence. Pas de souvenirs parasites à pleurer. Seulement une douleur lancinante dans la poitrine. Indéfinissable et fascinante.
 
Un feu rouge. La rue à ce niveau est encore plus étroite, à cause des travaux. Je n’ai rien avalé depuis si longtemps. Mais l’idée même de manger m’est désagréable, comme indécente.

 

lundi 20 août 2012

113-

En ce début d’après-midi, le quartier était très actif. Les gens vont travailler ou font du shopping. Alors que j’ai été choisi, parmi tous ces individus, par un rayon de soleil accusateur. L’impression que mes vêtements sentent le brûlé. C’est désolant. La ville n’est plus qu’un lieu de mémoire dans lequel je suis condamné à errer.

Un territoire rempli de signes, de formes, de lieux familiers. Comme le musée des beaux-arts, le port de commerce...Autant d’endroits qui viennent de s’éteindre avec Céline.

jeudi 16 août 2012

112-

A l’instant où je l’embrasse sur la joue, une certitude me déstabilise...Je ne le reverrai jamais. La très nette conviction, alors que je retire mes lèvres de sa peau blafarde, que je pars pour un trop long voyage. Ecartelé entre le réel et un imaginaire furieux.

J’ai refusé de sortir de ma chambre aujourd’hui. A cause des lumières. Si je mets un pied dans le couloir, la lumière va me transpercer les yeux. Les conséquences n’ont pas tardé : visite du psychiatre, la mine découragée.

- « C’est dommage...Vous progressiez ces derniers temps. »

Et comme d’habitude, lorsqu’ils sont dépassés par les événements, recours à la chimie. Ils peuvent toujours s’exciter. J’ai appris à jouer avec les traitements.

C’est sur le trottoir, devant l’immeuble en sortant, que j’ai pris en pleine face un puissant rayon de soleil. De longues minutes furent nécessaires avant de retrouver une vue correcte.

mardi 14 août 2012

111-

Dans sa prostration, je devine aussi le regain d’une souffrance ancienne. Si profonde, qu’elle a littéralement creusé son front. Voilà encore un point commun...Nous avons tous les deux échoué. Lui, à guérir Elisabeth de son cancer. Moi, à protéger Céline.
 
Pour mon père, ce drame sonne le renouveau de son propre naufrage. Et soudain je ne le supporte plus. Je ne supporte plus cet appartement, cet homme perdu dans sa détresse. Mais je ne veux pas le quitter comme ça, sur un coup de tête. Pourquoi tout gâcher maintenant, alors que nous avons fait ensemble un si long chemin ? Le cancer était incurable. Il ne pouvait absolument rien faire. Un savoir impuissant. Or moi, je pouvais agir autrement. Ce n’est pas mon père que je fuis, c’est moi bien sûr. Lorsque je me relève, il ne bouge pas. Les mains posées sur les genoux, l’esprit en pleine confusion sans doute.

vendredi 10 août 2012

110-

De longues minutes nous nous laissons porter par cette atmosphère aphone. L’un en face de l’autre. Je m’inquiète de son apathie. Il est assis de travers dans le canapé. La bouche si humide que j’ai l’impression qu’il bave. Non...Il ne bave pas. Juste incapable d’articuler.

Plus je le regarde moins j’ai envie de lui demander de l’aide. Il est si prostré et lointain...La vie ici a disparu, remplacée par un climat laborieux. Une ardeur au travail qui donnait l’illusion que les choses continuaient sans trop de mal. Parfois c’était presque drôle de le voir se battre ainsi contre le vide. Il faisait de son mieux. Mais j’ai dû être cruel involontairement. J’en prends conscience alors que je suis comme lui désormais.

mercredi 8 août 2012

109-

Je demande à mon père s’il est possible d’éteindre la télévision. Il s’exécute. Nous sommes dans le salon. Une grande pièce assombrie par d’épais rideaux qui ont fini par durcir. Ont-ils seulement été lavés depuis la disparition d’Elisabeth ? Il me semble que non.

Je m’aperçois seulement maintenant que l’appartement est à l’abandon. Le gros du ménage est assuré par une aide extérieure. Pas de poussière trop voyante et étouffante. Pas non plus de désordre significatif. Mis à part les traditionnelles revues médicales toujours dispersées sur la table basse. Des revues dont les abonnements sont  périmées depuis des lustres. Pourtant ça me saute aux yeux aujourd’hui. Il y a dans l’appartement comme un air vicié, malodorant. Une odeur malade. Tout paraît usé jusqu’à la trame. Figé dans un carcan de malheur.

lundi 6 août 2012

108-
















La télévision est allumée. Le son, très fort, d’une chaîne locale.

Sous les yeux, je distingue des marques humides. Larmes qui se confondent avec des rides jusqu’à la commissure de ses lèvres. Il me prend aussitôt dans ses bras.

Le geste de mon associé était solennel, celui de mon père tient du recueillement. Il a une dimension religieuse, une chaleur incomparable. Sur mon torse, je ressens alors le poids de nos deuils.

J’avais imaginé autre chose. Je m’étais préparé à raconter une nouvelle fois... Au lieu de ça, il a tout entendu aux informations régionales. Sans attendre que je lui confirme que c’était bien elle. Pas eu besoin. Intuition de veuf.

jeudi 2 août 2012

107-

Rue Amiral Linois...Je suis en bas de l’immeuble. L’appartement est au sixième, et dernier, étage. Je n’ai pas pris l’ascenseur. Peut-être pour retarder l’échéance...

La porte d’entrée du logement est restée la même depuis mon enfance. Une large porte en bois vert foncé. Ca fait longtemps que je ne suis pas venu le voir. Depuis l’annonce de ma maladie. Mais nous restons parfois plusieurs semaines sans que je lui rende visite. Il connaît mieux que personne les contraintes du métier...Et c’est un homme solitaire.

En sonnant je reçois une légère décharge électrique. Il ouvre enfin, vêtu d’une veste d’intérieur. Cette élégance fanée qu’il traîne depuis la mort de Maman...Nous avions la même taille, maintenant il s’est un peu tassé et il a beaucoup maigri. Je le trouve d’une pâleur effrayante. Il se tient sur une canne noire et porte des chaussures d’appartement en cuir.