vendredi 27 avril 2012

76-

Le visage perdu de Céline qui s’anime encore...Qui s’anime tellement. Des accents de tristesse et de remords qui ne savent pas s’ils doivent m’envahir maintenant ou plus tard.  L’apogée d’un mois glaçant. La déchéance qui se profile alors que nous traversons la ville à toute vitesse. J’oscille entre la révolte et l’effondrement. Un peu au rythme de la voiture. Quand il est calme, je me laisse aller à la peine, j’entrevois le cauchemar de la nuit. La mort se présente soudain à moi sous les traits de ma lâcheté. Tout ça est trop énorme...

Vers l’institut qui s’approche comme un orage...Cette image me harcèle. Jusqu’à ce que nous passions devant un grand immeuble d’habitation, devant lequel j’aperçois un groupe de personnes autour d’une mariée. Un flash blanc qui s’évanouit dans le rétroviseur.

J’essaie de reconstruire la fugace apparition en salissant la robe immaculée. Pleine de sang et de terre. La tête de la mariée lacérée. Avec un reste de ce rictus de bonheur surnaturel pendu aux lèvres. Les yeux ont disparu, comme le nez, enfoncé.

Sans demander la permission au lieutenant, je tire une cigarette de mon paquet. Je sens qu’il hésite un instant. Il soupire et se contente d’entrouvrir sa glace. Je me colle à la mienne. Plus la masse sombre de la Faculté de médecine, un bâtiment en arc-de-cercle, se dessine, plus l’absence se manifeste concrètement.

mercredi 25 avril 2012

75-


- “Montez...

Il me montre une Renault vert métallisé. J’ouvre la portière passager, je m’installe. Aussitôt le moteur ronfle. Darc baisse sa glace et prend, à la volée, des documents que lui tend l’homme qui voulait lui parler.

- “Les premières consta...”, Darc n’écoute pas le reste de la phrase, il remonte la glace et appuie sur l’accélérateur.

Le regard fixé sur la route...La circulation qui s’intensifie. Il se met à parler, sur un ton métallique, distant. Une sorte de prière très monotone, prononcée à voix basse. On dirait qu’il s’adresse à un être invisible.

- “La jeune femme a été victime d’un viol. Nous pensons qu’il s’agit de Céline Grall. Elle a dû être attaquée aux environs de minuit, une heure du matin. Son agresseur l’a traînée dans un massif, place Dusquesne, où il l’a violée et battue... Je pourrais vous présenter les choses d’une façon moins brutale, mais je dois vous mettre en garde...Vous êtes médecin ?...Ca vous aidera...Je le souhaite”.

vendredi 20 avril 2012

74-

- “Qu’est-ce qu’on a fait exactement à ma femme?

Darc me pousse en avant depuis que nous avons quitté son affreux bureau. Il continue dans l’escalier. Un réflexe de flic sans doute. Il s’arrête entre deux marches.

- “Dans la voiture...Nous en parlerons dans la voiture...

Son visage est défiguré par une étrange grimace. Cet homme, sûrement habitué à toutes sortes de violences, semble touché par le sort de Céline.

Et moi, je commence à ressentir la création d’interstices dans ma raison. Ces petits espaces entre les éléments d’un tout, selon la définition du dictionnaire que l’infirmier, qui m’appelle l’écrivain, m’a fourni. Des espaces entre les éléments du réel...Au rez-de-chaussée du commissariat, je suis persuadé qu’un liquide acide a rongé mes nerfs optiques. Comme si les années me séparant de la cécité venaient de se dissoudre sous l’effet de la haine...

Derrière nous, l’agitation du commissariat. Où, maintenant, tout le monde paraît travailler sur mon affaire. Le lieutenant se dirige vers le parking commun. Nous sommes sortis par une porte dérobée. Des véhicules de police sur le départ encombrent la rue, tandis que sur les trottoirs des hommes en uniforme discutent avec des gradés en civil. Un type s’approche du lieutenant, et comme tout à l’heure, Darc l’éloigne d’un geste.

mercredi 18 avril 2012

73-

J’ai rendez-vous avec Céline. C’est ce que je me dis, en boucle. J’ai rendez-vous avec Céline. Tandis que nous abordons l’escalier inondé de lumière, je pense au cabinet. Ils doivent m’attendre là-bas. La mort de ma femme est toujours nébuleuse, et je pense au travail. A ce quotidien étrange. Je m’accroche aux minutes les plus brûlantes. Les plus dangereuses. Celles qui m’effraient, me fascinent et me donnent envie de vomir.

lundi 16 avril 2012

72-


Les nuits passent et s’épuisent. Grâce à ces notes je restructure mon existence. Le temps signifie à nouveau quelque chose. C’est une routine difficile, qui croise un cortège d’angoisses...Les soins, les activités, les consultations ne sont que des prothèses de mauvaise qualité. Elles me permettent, malgré tout, de tenir bon, de poursuivre le récit...

Nous sommes à présent debout dans cette pièce. Elle m’est devenue soudain insupportable. Je deviens agressif. Alors que les circonstances auraient, peut-être, dû me tétaniser. Ce n’est pas ce qui s’est produit...

Voilà pourquoi je crains “l’épisode” de l’Institut médico-légal. J’ai peur de briser les pauvres liens que j’ai retissés avec la réalité. Le peu de force que j’ai reconquis.

- “Vous allez me demander ce que j’ai fait la nuit dernière, n’est-ce-pas ?”...

Le lieutenant Darc me regarde, éberlué.

- “Votre question m’étonne Monsieur Cabon...Je ne crois pas avoir été ambigu avec vous...Maintenant, si vous y tenez...Où étiez-vous cette nuit, alors que votre femme était seule dans la rue ?

Il saisit un dossier, qu’il manipule méchamment.

- “J’ai bu toute la nuit, en ville, et je me suis endormi dans ma voiture”.

Darc note ma déclaration sur un carnet Rhodia.

- “Bien...Il faudra nous fournir des lieux, des adresses précises pour les vérifications...Allons-y maintenant...”.

Dans le couloir, des sonneries de téléphone, les voix qui s’élèvent. Tout ça accentue une affreuse migraine.

vendredi 13 avril 2012

71-

Après les prélèvements sur le terrain. Le terrain, c’est-à-dire la place Dusquesne. Cette précision me rend l’usage de la parole.

- “Mais que lui est-il arrivé ?”... 

Darc soupire profondément. Toute la tension accumulée paraît sortir de son organisme en une seule respiration. Il pose le stylo bille, soulagé de m’entendre à nouveau...Soulagé surtout de pouvoir enfin partager son fardeau.

- “Elle a été retrouvée dans un massif de plantes, aux environs de 6 heures du matin, par un habitant du quartier qui promenait son chien...Les premières constatations indiquent qu’elle a été victime d’une agression sexuelle...”.

- “...Pour le reste, il est prématuré de vous en dire plus. Concentrons-nous sur l’identification, les détails viendront en leur temps...”.

Il se lève, m’invite à faire la même chose. Je m’exécute comme un automate. L’atmosphère grise me contamine. Le monde vient de se réduire à une salle aseptisée. Aux fenêtres condamnées.

mardi 10 avril 2012

70-


- “Voilà, nous y sommes Monsieur Cabon...”.

Nous avons traversé un sas, délimité par une paroi mobile en verre, sur laquelle est fixée une plaque de cuivre. S.R.P.J - Division Criminelle. Nous pénétrons dans une pièce dont la luminosité est aussi brutale que dans l’escalier. Je ferme les yeux. Le contraste est violent avec le couloir, et son clair-obscur. Nous nous asseyons enfin.

-  Bien...Il n’y a pas de méthode pour ce genre de nouvelle...Le corps d’une femme a été découvert tôt ce matin, Place Dusquesne. Ses papiers d’identité indiquent qu’il s’agit de Céline Grall”. 

Il se tait, dans l’attente d’une réaction. A moins qu’il n’enquête, et me soupçonne. Cette pièce est affreuse, pleine de plastique et de gris. Le corps de Céline Grall retrouvée à l’aube ? C’est une image précise et très floue en même temps...Elle se perd dans le sommeil...

Assis sur une chaise au dossier incurvé par l’usure, je suis incapable de prononcer le moindre mot. Le lieutenant Darc, faute d’une réponse de ma part, semble à présent plus dérouté qu’autre chose. Il aurait souhaité, sans doute, que je lui facilite la tâche. Que je dise par exemple “Vous en êtes certain ?”, afin qu’il puisse poursuivre son interrogatoire, tout en me dévoilant peu à peu l’étendue de l’horreur. Mais je suis muet. Sa main droite tremble un peu. Il attrape un stylo bille qu’il tourne et retourne entre ses doigts.

-  Vous avez compris ce que je vous ai dit, Monsieur Cabon ?” De la tête, j’indique que j’ai bien assimilé la nouvelle. “Nous devons procéder à l’identification formelle du corps retrouvé...Or, il n’y a que vous qui puissiez le faire. C’est un moment très pénible. Nous sommes dans l’obligation de nous rendre à l’Institut médico-légal, où le corps a été transporté après les...”.

jeudi 5 avril 2012

69-

- “Allons dans mon bureau...”.

Le policier au comptoir relève la tête. Je saisis dans son regard un mélange de curiosité et de froideur professionnelle. Une agitation brouillonne me détourne de lui. Des bruits de chaises qui grincent sur le sol. Des portes d’armoires métalliques refermées sans ménagement. Des paroles morcelées.

Le bâtiment semble vivant. Une espèce de monstre qui me dévore. On me cache quelque chose, maladroitement. On essaie de me ménager. Ou alors on m’ignore...Des signes contradictoires qui me font perdre patience. Avant de parvenir au bureau du lieutenant, je m’arrête sous une fenêtre. Elle déverse une lumière blanche très vive.

- “Vous allez me dire ce qui se passe, à la fin ?

Darc garde son calme. Il tient fermement la rampe de l’escalier. La lumière illumine ses yeux marron. La monture argent de ses lunettes m’aveugle, je recule de quelques marches.

- “Dans mon bureau, s’il vous plaît, c’est mieux pour tout le monde”.

Non ! J’insiste, il n’est plus question d’attendre. A cet instant, une jeune femme rousse dévale l’escalier en sens inverse. Elle s’approche de Darc et lui glisse à l’oreille une ou deux phrases. Le lieutenant la repousse, après lui avoir fait comprendre du regard qui j’étais. Elle s’éloigne aussitôt, l’air gêné. L’incident apaise ma colère...Nous arrivons en silence au deuxième étage.

Nous traversons un couloir étroit, de plus en plus sombre au fur et à mesure que l’on s’y enfonce. Les locaux à ce niveau sont vétustes et exigus. C’est une vraie ruche. Une succession de portes ouvertes sur des bureaux en désordre, de portes fermées derrière lesquelles on devine une intense activité. Des intitulés, des abréviations et des noms un peu partout. Les murs sont couverts d’affiches et de documents racornis.

mardi 3 avril 2012

68-


- “Monsieur, pourriez-vous me rejoindre au commissariat central, rue du Château ?

La question n’en est pas une. Je dois le rejoindre maintenant. Mais le ton est d’une extrême délicatesse. Une douceur qui, bien sûr, est d’une prodigieuse violence.

Une brume anesthésiante que l’on prend soin de vaporiser tout autour de vous. Avant de vous assommer. Je conserve, depuis, la hantise de cette forme de gentillesse. Elle n’annonce rien de bon.

Toute la journée, je n’ai pensé qu’à ce moment. Celui où je devrai aborder, dans ce journal, la question de la morgue. J’ai beaucoup fumé. Ce qui a provoqué la colère du personnel soignant.

En théorie, j’ai le droit de fumer. Mais aujourd’hui j’ai vraiment abusé. Enfin...Les médicaments, les cigarettes me permettent de revenir auprès du lieutenant Darc. Je monte les marches d’un bâtiment gris. Gros cube de granit, agrémenté d’un large auvent soutenu par deux piliers de béton. Les portes sont automatiques.

Darc se tient les coudes posés sur la tablette du bureau d’accueil. C’est un homme grand et très maigre. Les cheveux mi- longs, des lunettes argent posées très bas sur son nez. Il discute avec un policier en uniforme derrière le bureau. Dès qu’il m’aperçoit, il devine qui je suis. Il se redresse, avec une grimace qui barre son front, les lèvres si pincées qu’elles disparaissent à l’intérieur de sa bouche. Le policier en charge de l’accueil plonge aussitôt dans une pile de dossiers qui dépasse du comptoir.

- “Monsieur Cabon,, je suppose ?

Je lui serre la main. Je remarque ses doigts noueux, les ongles trop courts.