jeudi 31 mai 2012

86-

Les questions affluent dès la sortie de l’Institut. Darc semble plus secoué que moi. Je suis démoli mais j’exprime exactement le contraire. Un sourire, grimace hideuse, qui ne veut pas me quitter. J’en ai honte aujourd’hui. L’automne se montre plus agressif...L’hiver est déjà là, prêt à bondir sur la ville. On le sent sur la peau. On devine sa volonté de fer.

Au ciel, un bleu fade qui se méfie des griffes. Des traînées blanches qui pourraient être lacérées facilement. Je réponds aux questions avec cet hiver en embuscade. Elles portent sur mon emploi du temps, celui de Céline. Sur notre relation. Je ne pense même pas à parler de son désir soudain d’enfant. Encore moins de ma crise chez Xavier ou de ma maladie.

Nous sommes à  la voiture J’ai les mains posées sur le toit du véhicule. Un toit froid comme la salle d’autopsie. Darc n’arrête plus de soupirer. Il ne sait plus comment me prendre. Je le sais à la façon qu’il a de fuir mon regard. Le grand et svelte lieutenant s’est un peu voûté. Des rides supplémentaires et des cauchemars en plus.

mardi 29 mai 2012

85-

Je dois peser une tonne devant la table. Il n’arrive pas à me faire bouger d’un centimètre. Ma vie est dans ce gouffre sanguinolent. Sans la moindre expression, le moindre reflet. Pour obéir enfin au lieutenant, je dois me réfugier dans un coin de ma raison. Le dernier qui ne soit pas encore irradié.

Je suis épuisé...Ces lignes réactivent des minutes atroces. Des minutes qui me terrorisent.

La journée est balisée par des murs et des toxines. Des cloisons physiques et mentales qui disent la normalité. L’enjeu, ici, est d’accepter que la vie est invivable. De redevenir le médecin que j’ai été. Quand tout sera terminé - ces notes comme mon séjour dans ce service - j’envisage de me retirer dans un endroit où le mal pourra progresser paisiblement. Un lieu où cette progression n’aura plus de sens. J’en ai parlé au psychiatre. Il dit que c’est une bonne idée. Je leur donne ce qu’ils veulent, pour être tranquille.Ils se satisfont de si peu.

vendredi 25 mai 2012

84-

Darc est conscient de ce que je vis. Il sait que je viens de rentrer en enfer. Je me souviens parfaitement qu’il a pris à partie le médecin légiste. Je suis immobile devant le drap blanc. Dans mon cerveau, le processus de dévastation s’accélère.   
  
La réticulée, ce réseau de fibres du système nerveux central qui gouverne la vigilance, est envahie, détournée puis reformatée par l’horreur. Reprogrammée pour me détruire. Dans cet espace délocalisé où les convictions, la tolérance, les jugements moraux ou sociaux, n’ont plus de sens. Je jouis soudain d’un sentiment de disponibilité absolu. Ce que je vois appartient à l’indéfini.   
  
Mon système immunitaire devient fou et se retourne contre moi. Tout comme se retourne contre lui-même un univers gorgé de sang, de fractures et de coups. Darc tente de m’entraîner à l’extérieur de la salle. Il n’y parvient pas.
 
-  Monsieur Cabon, nous devons partir...J’ai des questions à vous poser...”.

mercredi 23 mai 2012

83-

Ce corps, son existence, réduits en bouillie. Le monde réel, peu à peu cet univers se délite. Sous les lumières crues de la salle d’autopsie. Des lumières si vives qu’elles sont dotées d’un pouvoir. Celui d’irradier votre vie. Quelques secondes, je me balade presque heureux dans un espace parallèle qui semble si reposant. Un mécanisme de défense qui s’emballe et se retourne contre moi.

lundi 21 mai 2012

82-

Le trou à la place de son visage se remplit déjà de souvenirs. Je ne sais pas combien de temps ce miracle va durer, mais j’en profite au maximum. A cet instant je peux tout entendre. Porté par une force qui jaillit littéralement de Céline. Darc ne me répond pas. Espère-t-il que je ne revienne pas à la charge ?  
  
-  « Le chien ! Vous avez parlé d’un chien ! » 

Le légiste prend la parole. Darc réprime un énorme soupir de soulagement. 

-  « Il faut autopsier complètement pour établir les faits avec certitude...Le visage a pu être détruit par l’agresseur, comme il a pu être dévoré par un chien au cours de la nuit...» 

Darc l’arrête sèchement. “C’est bon Docteur... Je crois que Monsieur Cabon a compris le contexte...” Ensuite il recouvre le cadavre, en détournant la tête quand le drap parvient au niveau de la plaie béante à la place du front, du nez, des lèvres et du menton. 

Des lèvres qui me murmurent à l’oreille : “Je suis près de toi”.   Un leurre qui m’a souvent aidé par la suite. Ou, selon les jours, précipité dans un souterrain.

mercredi 16 mai 2012

81-

Le corps dégage, et c’est un mystère, une certaine sensualité. Je m’obstine à le trouver beau. Seuls les détails infimes m’importent. Les os cassés mais saillants, la peau déchirée mais saine par endroits. Le ventre est épargné...Le tueur a violé, il s’est acharné, pourtant c’est le seul lieu de son corps qu’il n’a pas massacré après son acte 

Darc ne s’était pas aperçu de mon retour. Lorsqu’il se retourne vers la table d’autopsie et qu’il réalise que j’ai tout entendu, il pâlit. L’expression de sa gêne est aggravée par la lumière de la pièce. Ces néons blafards.  

Le légiste se gratte la tête, puis cherche un espace où il pourrait se cacher. “Un chien ?”, leur embarras est presque comique...Au moins je ne suis pas le seul à sentir le sol se transformer en marécage nauséabond. Je dirige mes yeux sur les parties intactes du corps de Céline. Il y en a très peu. Je parviens à ne plus voir un cadavre mutilé. Je vois ma compagne. Je la devine derrière les blessures.

vendredi 11 mai 2012

80-




Le reste du corps est perforé de partout. De larges plaies ouvertes. C’est l’œuvre démente du tueur.  On m’indique que l’autopsie n’a pas encore eu lieu. Il y a aussi des marques comme des brûlures. Le passage du monstre, son empreinte mortelle.

Je ne vais pas dormir cette nuit. Il ne me reste que l’observation du plafond. Le service est si calme ce soir...

- “On découvrira plusieurs hémorragies internes. Il y a eu viol...Le visage...C’est plus complexe. Il a été salement arraché...C’est peut-être un chien...

Darc et le légiste ont beau se mettre à l’écart pour échanger leurs premières informations, ces paroles me parviennent. J’ai bien compris “un chien”. Je n’aurais pas dû entendre leur conversation. J’ai demandé une minute de répit avant de leur confirmer qu’il s’agit bien de Céline. Grâce à la cheville.

mardi 8 mai 2012

79-

Mon esprit est encombré d’une façon si soudaine...Les réseaux qui le constituent sont brutalement saturés par un déluge d’informations insoutenables. Je ne réagis pas. Sans possibilité de m’échapper....Céline n’a plus de visage.

Elle n’a plus de visage. Plus de visage.

Un trou béant à la place. Darc recule puis se retourne vers la porte de sortie. Je l’entends murmurer, “c’est pas possible”. Le chant des possibles est infini. Je crois bien que l’homme n’est pas fait pour l’entendre. C’est un chant trop pur pour lui. Le médecin légiste est impassible, il résiste à ces notes inhumaines. Prostré devant le corps de Céline, il regarde droit devant lui. Et quand il ouvre la bouche, c’est pour dire :

- “J’imagine que je dois soulever le drap intégralement afin de faciliter l’identification...”

Darc crache un “oui, ça me paraît tomber sous le sens...”. Le drap est alors replié jusqu’aux pieds de Céline. Sur la cheville gauche, elle a une petite tache sombre. Un superbe défaut de naissance qui habillait sa peau, et la rendait singulière, attirante. Cette cheville blanche, un os fin comme du verre avec un tatouage naturel, je l’ai souvent embrassée...Ils me regardent fixement. Ils attendent mon verdict.

jeudi 3 mai 2012

78-

Je m’oblige à structurer ces notes. Avec les mots, les traces que j’ai pu laisser dans la ville se désintègrent au profit de feuilles de papier. Comme si je voulais tout faire basculer dans la fiction. Pour survivre dans un monde désincarné. Après avoir vu l’être que j’aimais le plus - celui qu’en toute logique j’ai fait le plus souffrir, celui que j’ai abandonné - couché sur une table, sous un drap blanc. Quelques taches de sang au niveau de la tête. Une tête qui n’existe plus vraiment.

Le reste du corps ? Le travail d’un orfèvre, qui consomme sa vie et celle des autres avec fureur. Il vit encore, quelque part. Il respire alors que j’écris ces lignes.

Darc se tient à ma droite. La jeune femme qui nous a accompagnés jusqu’à la salle d’autopsie n’est pas restée avec nous plus d’une minute. Elle m’a de nouveau pris la main trop chaleureusement. En face de nous, sous une lumière très claire et violente, je vois un homme de petite taille mais corpulent. Il porte une blouse blanche, les bras nus. Il jette un œil au lieutenant, qui lui répond par un mouvement de menton. Le drap est soulevé puis déposé au niveau des épaules de Céline.

mardi 1 mai 2012

77-

Alors que nous pénétrons sur le parking de la Faculté où j’ai fait mes études, que nous empruntons la voie de gauche, celle qui mène à l’institut, la tristesse devient insupportable.

La voiture s’arrête pile en face de l’entrée de la morgue. Darc défait sa ceinture et me tape sur la cuisse. “Vous êtes prêt Monsieur Cabon ? L’enquête est prioritaire, mais ici nous pouvons prendre notre temps...” J’apprécie l’intention, même si je la rejette. Pourquoi attendre ? Je connais déjà ces lieux. Ils exhalent le malheur et la perte. Lorsque nous descendons de la voiture, je crains de ne pas avoir assez de force dans les jambes pour marcher. Je les sens me trahir, comme d’ailleurs à peu près tout ce qui m’entoure. Mon organisme, cette ville me font souffrir.

Nous passons sous un portique qui ne sonne pas, et entrons dans un hall impersonnel et silencieux. J’ai l’impression de rentrer dans une église. Au lieu de sentir l’encens, elle empeste le formol et l’eau de javel. L’autel a la froideur de l’aluminium. Une table destinée aux sacrifices.

Une jeune femme vient à notre rencontre. Elle nous serre la main avec un empressement qui me terrifie. Un ascenseur et le sous-sol. La jeune femme, à peine plus âgée que Céline sans doute, m’appelle “Docteur Cabon”. Je suis tellement affaibli que cela me fait peur. Mes diplômes, ce titre, la compétence que l’on me prête...Tout ça se réduit en miettes. C’est l’homme que j’étais qui est en train de disparaître.