mardi 31 juillet 2012

106-

Je dois récupérer ma voiture, pour me rendre sur les lieux de l’agression. Je  remonte la rue Victor Hugo...En chemin, une coïncidence m’envahit l’esprit : Céline disparaît alors que j’ai l’âge que mon père avait lorsque ma mère est morte. Exactement le même âge.

La lumière change à une allure vertigineuse. La faute à ce vent énergique qui pousse des paquets de nuages blancs et bleutés. Sur le mur, en face de mon lit, je peux revoir défiler les ombres qui couraient sur les façades. Ca finit par me flanquer un mal de tête atroce. Je me dis que ça passera si je rends visite à mon père...Le prévenir.

Il vit toujours dans le même appartement. Devenu au fil des années une sorte de musée, à la gloire de la médecine et d’Elisabeth Cabon. Il a vu sa femme maigrir. Jour après jour perdre tout ce qui faisait d’elle un être humain. Je viens de voir Céline réduite à un cadavre sans visage...

vendredi 27 juillet 2012

105-

Je les quitte tous les trois. Xavier me dit qu’ils vont s’occuper de ma clientèle aussi longtemps qu’il le faudra...

Le jour se lève. Le bruit d’un chariot dans le couloir...Combien de temps ai-je encore passé à noircir des feuilles blanches ?

Une journée interminable m’attend. Je n’ai plus personne à voir...Sauf en pensées. Des présences...

Celle de mon père, qui m’a élevé seul. D’une mère morte quelques années après ma naissance. D’un cancer. Et là, allongé dans un lit d’hôpital, je réalise que je n’ai jamais vécu son absence comme un traumatisme. A sept ans, je suis orphelin de mère, avec un père qui travaille comme un fou. Pour oublier la disparition de sa femme, pour être un exemple, pour maintenir un semblant de normalité...J’ai grandi dans ce vide. Même si, autour de moi, je sens comme une armature très solide. Elle me tient debout, alors que je suis la plupart du temps seul dans l’appartement de la rue Amiral Linois.

mardi 24 juillet 2012

104-

Les premiers patients de l’après-midi sont déjà à la porte du cabinet. Nous sommes tous les trois pris dans les mailles d’un filet dérivant. La gêne, à nouveau, sature la pièce. Laure lâche quelques mots.

- “Nous avions presque le même âge avec Céline...C’est terrible Docteur...On est toujours démunis devant des choses pareilles...Je préfère...

La suite s’évapore dans l’espace et les sanglots. Elle se dirige vers la porte du cabinet comme si elle voulait fuir. Mais elle se contente de vouloir déverrouiller l’entrée...Que les patients puissent accéder à la salle d’attente. Mon départ s’annonce chaotique. De toute façon, personne ne sait comment se quitter dans de bonnes conditions. C’est alors que Bertrand déboule dans le cabinet. Il vient d’entendre à la radio qu’une Céline Grall a été retrouvée au petit matin. Nue et déchiquetée dans un jardin de la ville.
 
 
Bertrand, vêtu d’un pantalon de toile, d’une simple chemise bleu pâle et d’une longue veste de cuir, me demande depuis plusieurs minutes s’il s’agit de ma Céline...J’étais noyé dans mes pensées, ces tensions informes où le monde dérive.

- “Oui, c’est bien elle...

Il laisse tomber par terre sa sacoche, et me tend la main.

- « Oh ! Mon Dieu, c’est épouvantable... »

vendredi 20 juillet 2012

103

Un mur de silence se dresse entre nous trois. Ils sont embarrassés. Horrifiés mais curieux. Je suis sur la défensive. C’est la secrétaire qui casse cette cloison invisible. Après qu’elle a repris des couleurs, elle s’avance, en paroles. Timide et l’air sincèrement affecté. De son fauteuil, elle balbutie quelques questions. J’y réponds...Même si tout ça n’est pas très clair pour moi non plus. Je sors d’une nuit chaotique, d’une convocation au commissariat, puis de l’institut...

Ils me soutiennent, avec chaleur. De la compassion évidemment. Leur journée a pris une tournure extravagante. Nous flottons au milieu de l’accueil. J’ai la sensation que la vague qui m’a happé dans la matinée vient de les rattraper.

Maintenant qu’ils connaissent à peu près les circonstances de la disparition de Céline, ils sont gênés. Gestes, attitudes, voix...Tout est empreint d’une maladresse pitoyable.
 
L’heure de la réouverture du cabinet approche. Ils n’ont rien mangé. C’est alors que Xavier me prend par les épaules et me plaque contre lui. Il n’a plus peur et cela me fait un bien fou. C’est même la première fois depuis un bon moment que je me sens vraiment à mon aise. Je cohabite avec une souffrance sincère. Sans la moindre interférence, le moindre brouillage...C’est la dernière fois que cela se produira. C’est pour ça que je me souviens avec une telle émotion de ce geste d’amitié. Plus tard, tout sera balayé.

mardi 17 juillet 2012

102-

Laure s’évanouit. Elle est étendue sur la moquette bleue, sa robe relevée à mi-cuisse. Les jambes légèrement repliées. Un bras au-dessus de sa tête, l’autre contre sa poitrine. Je réalise que Céline devait être à peu près dans la même position. Je me mets à rechercher un calmant. N’importe quoi qui mette un terme à ces attaques intérieures...

Laure reprend ses esprits alors que je suis dans mon bureau. Il y fait froid. Les volets ont été ouverts, la pièce aérée. Je souffle un moment, et après avoir avalé un bêta-bloquant je retourne auprès de Xavier. Il a confortablement installé Laure dans un fauteuil en tissu noir.

jeudi 12 juillet 2012

101-

Le standard sonne. Laure pose la main sur l’appareil. Elle décroche si lentement que l’appel se volatilise.

Je n’ai pas le courage d’en dire plus, si personne ne m’aide. Ils s’attendent, c’est probable, à ce que je leur dise qu’elle a été victime d’un accident de la route. D’une défaillance cardiaque précoce, ou d’un stupide accident domestique. Certainement pas qu’elle a été assassinée dans la nuit. Qu’elle a fini son existence dans un massif, presque nue, totalement défigurée.

Ces minutes m’aident à comprendre l’attitude du lieutenant Darc. Lui qui me disait “il n’y a pas de méthode pour ça”. Aussi j’applique à la lettre sa non-méthode.

-  « On l’a tuée cette nuit, et violée sûrement. Son visage a disparu ».

mardi 10 juillet 2012

100-

Il m’interpelle durement.

- « Préviens quand tu as un problème ! Toute la matinée on a dû jongler avec la clientèle...Bertrand a pris en charge une partie de tes consultations.

Je le laisse s’époumoner jusqu’au bout. Qu’il s’étouffe dans sa colère...Il s’adresse à Laure maintenant. Tout de même, je m’étonne intérieurement qu’ils n’aient pas compris qu’il soit arrivé quelque chose de grave. “Céline est morte”...

 C’est tout ce que j’arrive à dire pour commencer. Xavier réagit d’une façon étonnante. Il était tendu comme un arc. Sa colère retombe, et son corps semble soudain se désarticuler. Sa longue carcasse paraît déstructurée, aussi molle qu’elle était rigide, quand il me faisait des reproches. Laure reste la bouche ouverte. “Morte ?”, balbutie Xavier qui s’est appuyé contre une armoire pleine d’archives. Le cabinet est vide. Pourtant il y règne encore une agitation spectrale. Empreintes des patients qui ont défilé toute la matinée. Chaleur corporelle, odeurs imprécises...Un désordre particulier. On pourrait presque entendre les voix, des bruits de portes.

jeudi 5 juillet 2012

99-

J’aborde la rue Emile Zola, pourchassé par la joie odieuse du tueur. Je passe devant le restaurant “Les yeux de la nuit”...Une sueur froide me tétanise. L’entrée du cabinet médical. Porte épaisse en verre, montants en granit, bois clair avec des incrustations d’aluminium. Pour ça, nous nous étions offerts les services d’un architecte.

Je pousse la porte, avec dans le ventre la sensation que doivent ressentir les malades. Un mélange de stress et de réconfort. J’y suis parvenu. La ville, ses rumeurs et ses flux, sont dans mon dos. Ce que je dois maintenant annoncer à tous, je me dis que c’est comme une amputation. L’ambiance est électrique, ils sont sur la défensive, prêts à me sauter dessus. Laure, la secrétaire, me fusille du regard. Xavier sort de son bureau, l’allure sombre et agressive.

mardi 3 juillet 2012

98-

Dans la pénurie de cette chambre, je revois les veines ombragées, les refuges transitoires. Bien vite conquis par le meurtrier. Son corps sans visage.

Je revois celui de Céline. Rehaussé d’un discret maquillage. Les lèvres brillantes, le cou parfumé. Puis cet orifice dégradant à l’odeur d’éther.

Mon état de santé se dégradait bien avant ce choc suprême. Mes patients en savaient quelque chose, eux que je triais et rangeais en fonction de leur chance de survie. Mon attitude dépendait de ce classement. Ma compétence aussi. Un édifice s’écroulait. Le Docteur Cabon s’est longtemps vautré dans la complaisance d’un statut social acquis de haute lutte. Un bon soldat, adaptant les diktats aux corps, aux états d’âme de ses patients. De leurs blessures, de mes réflexions usantes, de mes colères muettes. Tout cela a éclaté.

Plus de Docteur Cabon. Plus de Francis, le compagnon de Céline. Plus aucune protection.

Aucune zone de repli. Je suis nu. Et dévoré par une ombre. Avec la peur incessante, le vice des incurables.