mercredi 29 février 2012

58-


L’essentiel est de rester au-dessus des flots. De capter un peu d’air entre deux consultations. Je dicte quelques lettres pour des confrères. Pas de pause repas, ni de coup de téléphone à Céline. Pas de courriel non plus. L’après-midi se déroule comme une bande magnétique vierge. Parce que l’horreur approche, froide et nue.

En fin de journée, au lieu de rentrer chez nous, après les consultations à domicile, au lieu de la contacter, j’ai été me soûler. Je me souviens d’une promenade au jardin des explorateurs. Et de traces de discussions vaseuses à l’Abordage. Le portable éteint dans la voiture garée place de la Porte. Un instant de dérive, où le médecin s’est oublié. Et répandu en sanglots lamentables. Céline, de son côté, se prépare seule dans notre appartement. Les heures passent, elle se rend chez son ami. Elle m’aura laissé trois messages.

La voix de plus en plus voilée, jusqu’à n’être qu’une respiration fébrile. Un soupir....Fin du dernier message. Elle quitte Sophie aux alentours de minuit. Moi, je m’endors dans la voiture, sur la banquette arrière. Agité de cauchemars, de relents acides et de visions grouillantes, je suis en train de dissoudre Céline. Elle marche en direction de la place Dusquesne. Là où l’on m’a ramassé, alors que je creusais la terre meuble et fraîche de sa tombe.

mardi 28 février 2012

57-

J’ai dû enchaîner les consultations. Le mécanisme qui s’était déclenché au cours des dernières semaines m’éloignait des patients sans gravité. De leurs troubles bénins. Il reste imprimé dans mon esprit l’idée qu’à présent je suis passé du côté du vrai mal. Avec les soldats envoyés sur la ligne de front. Au contact du feu. Je partage avec certains patients un savoir secret. Je suis un des leurs. Nous entretenons une flamme vacillante. La matinée est imprégnée de la sueur qui trempe mon corps, comme celui des malades. Des humeurs mélangées. Les heures défilent. De plus en plus insensible aux cris, aux plaintes superficielles. Je n’ai plus d’aptitudes. Je n’accueille plus que les douleurs extrêmes.

Les plus silencieuses la plupart du temps. Evidemment c’est une erreur. Je frôle la faute professionnelle. A chaque nouveau visage qui se présente, j’identifie aussitôt le problème. Un simple renouvellement d’ordonnance, un emmerdeur, une emmerdeuse. A la surprise de Laure, la secrétaire, je les envoie balader. Cinq minutes, parfois moins, dans mon bureau et dehors. En revanche, dès qu’une personne dont je pressens la détresse authentique se manifeste, je lui consacre un temps que le chronomètre comptable juge indécent. Il y a en effet de l’indécence, davantage encore, à ne plus soigner, mais à mélanger les perditions, à pactiser avec l’ennemi. Alors que pendant ce temps, Céline court à sa perte.

lundi 27 février 2012

56-

Une bête s’est glissée dans mon cerveau. Sa rage est énorme, mais silencieuse et froide. Alors que mes collègues sont motivés par des jours lumineux. Tout est en ordre. Le partage des parts. De la société médicale. De la société immobilière. Le partage de la clientèle et des gardes.

Xavier est un ami depuis la faculté. Bertrand...C’est plus récent. Je ne le connais pas vraiment. Le seul avec lequel je pourrais parler de mon problème, c’est Xavier...Mais je ne le fais pas. Les temps se brouillent. Je sombre au moment précis où notre association décolle. Entre nous, il est à présent question d’argent. De remboursements, de dossiers médicaux, de repas en commun. J’ai envie de sauter par-dessus bord, d’abandonner cette entreprise. Puis la peur me dévore, je me noie. La bête se déplace comme un fauve. Elle me demande d’attendre. De jouir de l’impuissance et de la peine que j’inflige.

Regarde ! Regarde les êtres d’amour se flétrir et mourir de l’espérance !

Dans cette chambre, de plus en plus anxiogène au fur et à mesure que je revis ce début de journée - banal et terrifiant – je saisis l’ampleur de mon décrochage...Et de la faute.

vendredi 24 février 2012

55-

Notre restaurant, c’est-à-dire celui dans lequel nous avions nos habitudes, a fermé depuis quelques mois. Son patron est mort d’un cancer. Les locaux sont restés inoccupés. Puis des travaux ont démarré il y a plusieurs semaines. La devanture est achevée depuis hier. Seule la présence de Xavier me retient de ne pas foutre le camp. Dans ce nom, il y a tout ce que je n’arrive plus à contrôler.

Lorsque Xavier me le montre, en précisant que nous allons peut-être en faire notre future cantine, j’hésite à remonter dans la voiture. Mais après l’esclandre de la veille, ce geste risquerait de me coûter cher. Nous sommes associés, et cette association est une chaîne à mon pied. Depuis un mois, je n’ai plus les mêmes priorités que mes collègues. J’ignore s’ils s’en sont rendus compte ou bien...Mais c’est ainsi.

Les charges financières, les contraintes sont lourdes. Trop lourdes pour un homme dont la vue est en sursis. Un malaise que l’on qualifierait trop rapidement de dépression. Je suis dans un souterrain. Je donne le change, avec des failles et des manques. La passion a changé de visage. Un faciès plus rude, et plus ambigu. Comme un visage abîmé par l’acide et les addictions.

mercredi 22 février 2012

54-

- “Comment vas-tu ce matin ? Content de te voir en tout cas...”.

Sa main tendue dans l’habitacle, alors même que je n’ai pas encore défait ma ceinture de sécurité, m’agace. Cette impatiente à me tirer vers l’extérieur me replonge aussitôt dans mon brouillard.

Un brouillard dans lequel je devine Céline. Une étrange impression me traverse. Comme un appel, que j’interprète difficilement. Malgré ce signal confus, la paralysie mentale ne s’améliore pas. Je souffre pour elle. Terriblement. Cependant je suis incapable de la rejoindre. Je me demande même si cette souffrance ne possède pas un cœur de jouissance. Une forme de plaisir funeste. Du pur masochisme. De la complaisance dont je ne mesure pas encore la dimension abominable. Ni les conséquences catastrophiques. Je la regarde souffrir. En pleurs. Je ne peux rien pour elle. Je m’extirpe de la voiture sans avoir attrapé la main de Xavier.

Un rayon de soleil est passé à travers le bronze. Il se pulvérise sur la vitrine d’un restaurant qui fait l’angle de la rue. “Les yeux de la nuit”. Afin de ménager la susceptibilité de mon associé, je mime un éblouissement qui m’aurait empêché de lui serrer la main. Mais si je me protège d’une vitrine étincelante, ce n’est pas seulement à cause de la nocivité du rayon. Le nom sur la devanture...C’est un coup de poignard.

lundi 20 février 2012

53-


Je découvre, posé sur la table de la cuisine, un petit mot. “Je repasse à la maison vers 17 heures. Le rendez-vous chez Sophie est à 19 heures. 8 rue de la République. Appelle-moi dans la journée...”.

Une furieuse envie de travailler me démange. Le contact des patients. Le rythme d’une journée avec des corps à moitié nus. Les plaintes, des maladies graves ou bénignes...Je ne pense plus qu’à ça. Dans la voiture, à nouveau le parfum de Céline, qui se perd cette fois dans le flux de l’air impulsé. A cette heure la circulation est fluide. Je me laisse glisser sur le bitume, traçant de belles trajectoires. Des lignes parfaites. Mon père, lorsqu’il conduisait ainsi, tout en finesse, disait qu’il peignait.

Curieuse expression qui me poursuit jusqu’au cabinet. Rue Emile Zola. En me garant j’aperçois Xavier un peu plus loin sur le trottoir. L’espace d’un instant, j’ai le sentiment que ma vie ne s’est pas écroulée. La bruine a cessé. Les nuages s’amincissent, même si la luminosité reste d’airain. Xavier se dirige vers moi. Il ouvre ma portière. Un grand sourire fend son visage maigre.

vendredi 17 février 2012

52-

Sa résignation est comme une pierre branlante. Elle peut nous déconstruire. Pour l’enfant, je hoche simplement la tête. Il me semble avoir fermé les yeux. De cette façon je retrouvais le vertige qui venait, la veille, de me saisir. Pour la soirée je refuse, sans lui donner la moindre explication. Lui dire quoi ? Lui parler de la crise qui continuait son œuvre malsaine ? De la maladie qui me transformait ? De mon désir, surtout, de tout emporter dans l’obscurité. Si proche dans mon esprit.

On me fournit du papier et des stylos. Les phrases qui s’enchaînent finissent par devenir une expérience déconcertante. Elles complètent, dans ma thérapie, les médicaments. C’est un voyage en décomposition...

Céline est partie à son cours dans un drôle d'état. Secouée par mon attitude. La crise, le silence, les refus...Toutes ces choses assombrirent son regard. Nous nous sommes dit au revoir sur le palier. Elle portait un blue-jean, un pull en mohair très court, un blouson de cuir marron. Je portais les mêmes vêtements depuis la veille, pantalon beige chemise blanche. A la porte de l’ascenseur elle resta quelques instants à me regarder. D’abord muette, avant de me souhaiter, dans un souffle profond et lugubre, une bonne journée, puis de déposer deux doigts sur ses lèvres en signe de baiser. Elle ouvre la porte. Elle s’engouffre à l’intérieur...Je ne l’ai plus jamais revue vivante. Des cheveux blonds, un reflet blond plutôt, et plus rien. Si...Une autre chose : une odeur de parfum qui se dilua lentement sur le palier avec d’autres odeurs.

mercredi 15 février 2012

51-

- “Je me suis endormie...J’ai oublié de t’apporter une couverture...Excuse-moi...”. Elle s’excuse alors qu’elle pourrait me reprocher de ne pas l’avoir rejointe. Elle m’annonce qu’elle a une soirée chez des amis. Elle insiste pour que je vienne aussi. Dans ses mots, tendus sur un fil, il y a comme une plainte étrange. Une demande fragile et désespérée. Très vite elle ajoute qu’elle sait que je ne veux pas d’enfant. En revanche, elle ignore les raisons précises de mon refus. Nous avons de l’argent, un grand appartement, elle a presque terminé ses études.

- “Mais peu importe. Je ne t’en parlerai plus...”. Une conclusion en forme de sacrifice. Un renoncement incroyable qui a la couleur d’une terre retournée, puis laissée en jachère. Je l’ai abandonnée deux fois de suite. Et deux fois de suite elle semble résignée.

lundi 13 février 2012

50-

J’ai l’impression d’avoir un bras criblé de grenaille. Je repense à cette pluie sur la mer. Un naufrage toujours recommencé...Il n’y a que le soir que je peux atteindre un état de neutralité suffisant pour le supporter...

Je n’ai pas rejoint Céline dans la chambre, tout au fond de l’appartement. Une grande chambre aux murs jaune et pêche. Des toiles de MacKendree, les quais de Brest et de New York. Céline au milieu de ces traces portuaires et urbaines, dans le vide.

Je m’étais endormi dans le salon et c’est la lumière de l’aube qui me réveille. La rade est invisible. Elle est sous le crachin. J’entends un TGV qui s’apprête à quitter la ville. Les premiers bruits montant du port retentissent. Une sirène de navire, des caisses et des conteneurs qu’on empile. Des camions qui descendent jusqu’aux terminaux. Une odeur fraîche et agréable d’humidité se déverse dans le salon.

Céline est déjà lavée et habillée. Cela fait une bonne minute qu’elle me regarde, appuyée contre la bibliothèque. Elle dépose les clefs de la voiture sur la table basse, et m’embrasse sur le front.

- “Tu n’as pas eu froid cette nuit dans le salon ?”

Je réalise que je suis frigorifié. Le chauffage ne suffit pas sans les volets. La baie vitrée se refroidit au contact de l’air nocturne et devient aussi froide qu’une paroi de glacier. Nous ne sommes pourtant qu’à l’entrée de l’automne.

vendredi 10 février 2012

49-

D’autres rencontres, d’autres discussions. Et Céline était venue s’installer chez moi. Nous avons tissé notre quotidien. Une distance sublimée par une attirance jamais démentie jusque-là. Puis mes yeux m’ont trahi. Des regards fixes d’enfants implorants dans le silence et le froid se sont réveillés en moi.

L’aveuglement, ma descendance, la première faille, les premières gênes...

Je n’ai pas envie d’actionner la télécommande qui pilote les volets électriques. La vue d’un horizon réfractaire qui se défait dans son propre néant est fascinante. Avec un effort, on distingue des nuances grisées sur le fond noir. Des rideaux délicats de pluie qui se déplacent dans la rade. Et ce rond de lumière blafarde qui peine maintenant à se maintenir en vie.

Toute la journée une lourde écume est venue s’échouer à la lisière de ma chambre. Des embruns, une neige qui poudroie, les ossements de son corps en poussière de glace.

mercredi 8 février 2012

48-

Nous avons poursuivi la visite ensemble. Nous sommes ressortis de la galerie. Nous avons bu un verre dans un café, le plus banalement du monde. Nous nous sommes découvert des points communs. La médecine pour activité...Et surtout l’intérêt pour la peinture et la photographie. Toutes les expositions, les achats qui injectèrent par la suite à nos existences un souffle supérieur. Des antidotes mais aussi des poisons.

Céline était de taille moyenne, fine et très féminine. C’est bizarre d’en parler ainsi. J’en donne une image stéréotypée. Une image sans relief. Je pourrais peut-être parler de son corps, ou de sa peau. Vous décrire ses formes dans le détail...Tout ça est en moi. C’est en moi, mais trop loin désormais. La réalité est que Céline à cet instant se réduit à une seule image. Un cliché d’autopsie. Un fragment de son ventre sur une table de dissection. Pourquoi celui-là ? Parce que tous les autres étaient insoutenables. Une caricature d’être humain. Un corps informe, gris et tuméfié par endroits. Or, ces quelques centimètres carrés de peau - ce ventre que j’avais tant embrassé, sur lequel je m’étais tant de fois endormi, dans lequel j’avais si souvent pris du plaisir, que j’avais si souvent senti frémir sous ma main - se sont incrustés si profondément dans mon esprit que je n’ai plus, à cette heure, aucune autre vision d’elle.

lundi 6 février 2012

47-


Je suis devant la photo d’un autre enfant. Accroupi dans la neige. Il est contre un rondin de bois et un grillage. Son visage dépasse d’un vêtement en matière polaire. Il a les mains jointes et son expression est semblable à celle de l’adolescent allongé que continue d’observer Céline. Une expression empreinte de gravité et de tristesse. Derrière lui, un homme à tête de bouquetin, près d’une cabane.


Peu à peu je me laisse envahir par la magie inquiétante de la photographie. Je n’oublie pas Céline bien sûr...Seulement les ondes que dégage le cliché m’isolent d’une curieuse façon. Emporté par ces personnages muets, à la détresse abyssale. Ils essayaient de nous dire quelque chose. Maintenant je sais quoi. Cette exposition était prémonitoire...Elle nous a suivis. Elle a marqué au fer rouge notre vie commune, jusqu’à son terme. Des êtres interrompus dans un élan gracieux et morbide.

mercredi 1 février 2012

46-

Un arbre massif. Une feuille séchée, nuances automnales. Des branches comme des panneaux indicateurs empilés autour d’un tronc comme une épée. De ses cheveux blonds Céline fait une queue de cheval. Elle gagne la chambre, en silence. Je m’installe dans un fauteuil et je prends la mesure de mon comportement. De la cassure qui vient de s’opérer. Une cassure nette. Sans un éclat de voix, ni une insulte. La folie et la maladie se sont juste insinuées entre nous.

Nous nous sommes rencontrés trois ans plus tôt. Je me rends à une exposition de Gisèle Vienne, et je la vois totalement absorbée devant la photographie d’un enfant.

D’un jeune adolescent, allongé dans la neige, enveloppé d’une fumée de givre. Il a les yeux ouverts, un bleu quasiment transparent. La bouche très bien dessinée, rouge écarlate. Des cheveux noirs qui dépassent d’une capuche. Un visage remarquable de finesse. Un teint pur mais étonnamment effrayant. On ne sait pas s’il dort. S’il est mort ou s’il agonise. Il fixe quelque chose au loin. Peut-être même qu’il ne regarde rien de précis. Entre la pensée et la vie.

Cette marionnette photographiée est envoûtante. L’enfant dans la neige, qui ne porte qu’un sweet noir à capuche, irradie d’une beauté froide. Il est là, mais il est ailleurs. Dans les souffrances et le mutisme. Il tient sur son ventre un masque de monstre. Un masque de carnaval avec des crocs ensanglantés. Comme si la terreur avait fini par le contaminer. Comme si le jeu avait fini par se transformer en tragédie. Malgré la conservation apparente, sa pureté inviolée, on devine le malheur. Mais un malheur attendu. Toute la grâce impuissante devant la catastrophe. Rattrapée en pleine conscience par une vague noire. La représentation d’une âme saisie par le monde. Usée par lui.