lundi 17 décembre 2012

133-

Mais ce type étrange à moitié nu dans la rue, qui a sauté de sa fenêtre comme un félin. Alors que son visage est tavelé, et même grêlé. Qu’il est en surpoids, les muscles fatigués. Qu’il est sans âge, la peau diaphane et relâchée. Il ne parle toujours pas. Des murmures ou des feulements, rien d’autre. Un putain d’animal qui dégage une odeur inouïe. Je me dis que c’est un genre de filtre. Puis que cette chose n’est pas humaine. Le simple produit de mon imagination. Une manipulation du tueur. Et pourquoi pas son apparition.

vendredi 14 décembre 2012

132-

Il me traîne comme ça sur quelques mètres. Comme il porterait un de ces cartons. Sans ménagement mais pas violent non plus. Puis il me lâche quand le trottoir est totalement dégagé. Cette prise en main grossière, humiliante, m’aurait autrefois mis en colère. Là non. Je l’ai acceptée. Et même j’en redemande. L’odeur m’accompagne, s’enrichit d’une senteur d’orange. Sillage bouleversant, comme si elle était là. Qu’elle me tenait. Puis c’est effroyable. Car ce n’est pas elle à mon bras.

mardi 11 décembre 2012

131-

 
Une odeur d’abandon et d’insalubrité, noyée dans une incroyable fragrance. D’un raffinement insensé sur la peau d’un type pareil. La fatigue, le choc en retour...Je suis comme aspiré. Incapable de l’envoyer au diable. Il grogne, en me pressant le bras. J’ignore ce qu’il veut. Mais son odeur de rose et de jasmin, pour les composants que je reconnais, me tétanise. Elle est trop féminine, trop proche de celle de Céline. Je comprends à cet instant mon absence de résistance.
 
(Musique : "From the aquarium" by Philippe Petit)

vendredi 7 décembre 2012

130-

D’un geste il m’indique par où passer. Un geste accompagné d’un grognement. Je parviens à me frayer un passage entre les cartons trempés. Alors que je m’éloigne, il m’agrippe par un bras. Pour ça, il a dû sauter par la fenêtre. L’odeur que ce type dégage...Même cette nuit, je m’en souviens encore. Pas une mauvaise odeur. Seulement une chose que je n’avais jamais sentie auparavant. Les odeurs des corps, de la mort...Je les connais toutes. Jusqu’à la nausée. Mais pas ce mélange-là...Emanant d’un corps athlétique et usé.

mercredi 5 décembre 2012

129-

Ce soir elle m’attire. L’influence du tueur, je ne sais pas...Ce visage abîmé, ce torse puissant, mais des chairs effondrées. Le tout penché dans le vide, fumant une cigarette, me regardant avec intérêt. A la façon d’un vieux fauve, impavide et méfiant. Un regard éclairé par le lampadaire installé au-dessus de sa fenêtre.

vendredi 30 novembre 2012

128-

Entre deux portes, il y a bien traces de quelque chose d’humain. Un genre d’appartement qui semble s’être renversé sur le trottoir. Fenêtre ouverte. Lumière trop forte d’une lampe sans abat-jour. Cartons humides empilés entre la fenêtre et la route. Je dois les contourner, ou passer en plein milieu. La scène est gravée dans ma mémoire. Je vois une ombre par-dessus une balustrade miteuse. Puis un torse nu, en cette saison. D’une blancheur affolante. Une gueule qui m’aurait effrayé une autre nuit. Mais pas ce soir.

mardi 27 novembre 2012

127-

Alors je poursuis sans but...Où les vivants, sans doute, rencontrent les morts. Comme le veut la légende. Ou la religion. Ou ma peine. Ce vide que je vois se faire autour de moi. Au sens propre, les rues sont désertes par ici. Au sens figuré, il me reste mon père. Plus une ombre qu’une présence. Et c’est tout. Je me souviens très bien, alors que la chaussée devient chaotique, à cause de travaux abandonnés, avoir senti dans mon dos un air glacé. Une main froide en fait, à même la peau. J’ai su qu’elle serait toujours là désormais. Le même sentiment qu’à l’annonce de ma maladie. Tout aussi violent. Cette chose me pousse. Elle ne me guide pas. Elle me précipite dans un trou. Celui, sans doute, où les vivants rencontrent les morts.

jeudi 22 novembre 2012

126-

Ma voiture...J’ai quitté la place sans même y penser. Du mal aussi à me souvenir comment j’y étais seulement parvenu. Une sorte de trou noir. Je l’ai garée quelque part, une image obsédante en tête. Des crocs, une gueule affreuse. Il est trop tard pour revenir sur mes pas. La récupérer, monter à bord, démarrer...Tout ça n’a plus beaucoup de sens.

vendredi 16 novembre 2012

125-


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Alors je me souviens avoir divagué. Rejoins les artères commerçantes, m’être noyé dans cette frénésie. Mais n’y avoir trouvé aucun réconfort. Face au mur des démarches à accomplir, des larmes à affronter, érigé depuis des heures...Et ce froid, bon dieu. Ce froid qui m’envahit, à mesure que je m’enfonce dans un quartier que je connais à peine. Délaissant l’agitation pour ce calme qui déborde d’immeubles gris. Ils commencent à s’éclairer lentement. Fenêtre après fenêtre. Quelques bruits familiers finissent par m’atteindre. Je finis même par entendre des voix, et comble de la cruauté, quelques rires, qui s’échappent d’un étage.

mardi 13 novembre 2012

124-

Dont l’écho devient terrible au fur et à mesure que la journée sombre. J’ignore comment je vais survivre à cette soirée. La première sans elle. J’ignore comment je vais m’arracher à la rue. L’heure n’a plus la moindre importance. Gravée dans ma mémoire, la cicatrice de ces moments, elle court toujours à vif. Rentrer dans notre appartement me semble impensable.

vendredi 9 novembre 2012

123-

C’est le corps que je cherche, et sa voix. Tout autour de moi, alors que je m’écarte de personnes aux visages graves ou souriants. Je me raccroche à n’importe quoi. A n’importe quelle sensation. Une odeur, un bruit...Je dois pourtant me résoudre. Aux curieux se joignent à présent les résidents de la place, ils rentrent chez eux, des employés qui sortent de leur travail. Dans le soleil tombant, la fraîcheur automnale. Le pur effroi de la scène de crime disparaît peu à peu. Au profit d’un décor apaisé. Les véhicules de police sont partis. Il reste encore ce carré horrible, avec une bâche. A peine protégé désormais. Il reste encore mon désir brûlant d’en finir. Criblé par l’horreur de son absence.

vendredi 2 novembre 2012

122-

Je dois me résoudre à ne plus la voir. C’est par ces mots que je commence ma nuit. Je dois quitter cet endroit, et vite. Mes mains tremblent...Ce n’est pas la fatigue, la détresse ou la peur. Plutôt l’excitation malsaine du tueur. Comme si, à travers moi, il voyait le spectacle d’une mort abjecte. Fosse commune, là, au milieu de la place. Tout juste humanisée par le doux balancement des arbres.

lundi 29 octobre 2012

121-

Et ne jamais me tirer hors de ce néant. Au bord duquel s’agglutine toute cette foule. Je ne suis pas sûr de ce que je vois...Tout semble noyé dans une lumière obscène. Et les bruits me parviennent étouffés. Je rassemble ce qui me reste de raison. Puis je tente de me frayer un passage. Au plus près de l’endroit...Délimité, protégé. J’y parviens, en chialant. C’est comme si j’étais à ses côtés. Qu’elle était encore là, le corps chaud. Vivante. Le désir brûlant de la ramener. Mais d’où précisément ? Par quel moyen ? Je l’ai vu, l’autre...Je veux dire le cadavre, sa vérité.
 
Des pas dans le couloir...Ils me tirent de ces pages, j’allais dire de la place. La porte s’ouvre. Regard furtif à l’intérieur de ma chambre. Demain, demain je reviendrai.

lundi 17 septembre 2012

120-

Je me sens si faible et impuissant devant ce que je vois. Vide un instant de toute émotion. Je pourrais même parler avec la vieille. Lui demander des renseignements. Comme si je n’étais pas concerné au plus profond de mon être par ce déballage funeste. Alors dans ma tête défilent en accéléré des psaumes, remontant des profondeurs de l’enfance.   Toi qui m’as tant fait voir de détresses et de malheurs...Tu vas à nouveau me laisser vivre...Me laisser vivre. Dans cet abîme.

lundi 10 septembre 2012

119-

Je me dis alors que l’horreur est comme la publicité. Un truc imbattable. Totalement insurmontable. Qu’il est inutile de lutter. Je suis rattrapé par le sentiment négatif qui me rongeait depuis la trahison de mes yeux...Et par toutes ces images de Céline détruite. D’abord dans un désordre imaginaire. Celui dans lequel j’étais au début. Superposition toxique d’images imprimées dans l’esprit, et de la réalité. De son corps à elle, tel qu’il m’a été rendu...Et d’autres corps inventés. Pour survivre j’imagine. Tenir le plus loin possible de moi ce réel insensé.

lundi 3 septembre 2012

118-



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Pour cette nuit c’est terminé. Si je continue je vais m’effondrer. Et tout va revenir. Mon refus de sortir de la chambre passe mal. Le psychiatre considère que c’est encore une régression. J’ai d’abord refusé de voir les autres en salle commune. Mais je participais toujours aux ateliers imposés. Saloperies d’activités thérapeutiques...La nuit prochaine sera le meilleur des traitements. Comme toutes les autres.
 
La place gronde d’une animation extraordinaire. Une véritable foire macabre presque jouissive. Foule massée derrière un ruban orange. Barrières au milieu de la route,  véhicules de police et puis une bâche verte tendue au-dessus d’un massif. Bien sûr la dépouille de Céline n’est plus dessous. Elle est à l’institut. Le ciel est comme une laisse de basse mer : sable façonné par le ressac, nuages joliment formés.
 
Par une porte ouverte, j’aperçois une vieille femme qui se tient d’une curieuse façon. Le corps tordu un pied à l’extérieur sur le trottoir. Tordu par la curiosité. Dévorée par l’envie de voir quelque chose. Au diable si la vue convoitée doit la traumatiser pour le restant de ses jours.
 

vendredi 31 août 2012

117-

On a klaxonné derrière moi. J’ai dû griller un feu, louper un stop. La place approche et le chien devient plus nerveux. Du mal à tenir correctement le fruit de sa victoire. Un moment il le fait même tomber. Fou de rage il le rattrape d’un coup sec. J’ai entendu le bruit de ses crocs sur le sol. La route qui dessert la place est à sens unique. La nervosité animale m’a contaminé. Une roue sur le trottoir, je coupe le moteur et je descends. Je ne suis pas seul.
 
Putain de Dieu dans quelques minutes je vais me retrouver...Je vais marcher dans le sang de Céline.

mercredi 29 août 2012

116-

Le clébard se déplace sur les bords du carré. Il ne pénètre jamais à l’intérieur. La truffe mouillée et soyeuse laisse des traces de morve par terre. Le pelage est d’une perfection admirable. Ses muscles saillants bougent au moindre mouvement.  

Je conduis sans rien voir. Le chien prend toute la place dans ma tête. Parfois il secoue le lambeau qu’il tient fermement. Avec une délicatesse sadique. Tel un trophée. Le témoignage de sa supériorité. Il en prend soin, c’est évident. De temps en temps, il cligne des yeux. Ouvre un peu sa mâchoire en acier. Histoire de remettre bien en place le morceau de chair. Puis il recommence à faire des allers et retours le long de l’étoffe.

 

lundi 27 août 2012

115-

Les motos et les scooters qui filent entre les voitures comme des fauves à la chasse. Moi aussi, je chasse. Si je tiens à me rendre place Dusquesne c’est pour m’imprégner du crime. Le toucher comme s’il s’agissait d’un objet. La place est un écrin. Elle est recouverte d’un carré de soie noire qui brille dans la lumière blessante de la mi-journée.
 
Au milieu de l’étoffe, le corps de Céline blanc et intact. Très vite remplacé par son seul visage. Sur l’un des bords du carré, un chien de combat. Un Pitbull, un rottweiler...Ce que vous voulez. Je n’arrive pas à identifier la race. Tout ce qui compte c’est que ce soit un chien affreusement puissant. D’une laideur et d’une force inhumaine. Dans sa gueule, un morceau de peau. Ce n’est pas le visage. C’est seulement un grand morceau de peau prélevé sur le corps. Peut-être dans le dos. Dans les yeux noirs de l’animal, pas la moindre étincelle de vie. Sauf, en cherchant bien, un grain de satisfaction féroce.

jeudi 23 août 2012

114-

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Son image flotte dans le vide. Pour ne pas la perdre déjà, je suis contraint de tout filtrer, puis de tout reconstruire. Encore et toujours. Afin de survivre, je marche désormais en inventant, littéralement, la ville.
 
Puis je remonte, en voiture, la rue Saint Marc. Une rue étroite et fréquentée qui serpente entre des galeries marchandes délabrées, des bâtiments d’habitations et d’affaires. Dans sa partie haute, la rue est mangée par des grues. Un nouveau quartier qui émerge du sol.
 
Un quartier tout neuf que ne connaîtra jamais Céline.  Un endroit qui ne sera jamais marqué par sa présence. Pas de souvenirs parasites à pleurer. Seulement une douleur lancinante dans la poitrine. Indéfinissable et fascinante.
 
Un feu rouge. La rue à ce niveau est encore plus étroite, à cause des travaux. Je n’ai rien avalé depuis si longtemps. Mais l’idée même de manger m’est désagréable, comme indécente.

 

lundi 20 août 2012

113-

En ce début d’après-midi, le quartier était très actif. Les gens vont travailler ou font du shopping. Alors que j’ai été choisi, parmi tous ces individus, par un rayon de soleil accusateur. L’impression que mes vêtements sentent le brûlé. C’est désolant. La ville n’est plus qu’un lieu de mémoire dans lequel je suis condamné à errer.

Un territoire rempli de signes, de formes, de lieux familiers. Comme le musée des beaux-arts, le port de commerce...Autant d’endroits qui viennent de s’éteindre avec Céline.

jeudi 16 août 2012

112-

A l’instant où je l’embrasse sur la joue, une certitude me déstabilise...Je ne le reverrai jamais. La très nette conviction, alors que je retire mes lèvres de sa peau blafarde, que je pars pour un trop long voyage. Ecartelé entre le réel et un imaginaire furieux.

J’ai refusé de sortir de ma chambre aujourd’hui. A cause des lumières. Si je mets un pied dans le couloir, la lumière va me transpercer les yeux. Les conséquences n’ont pas tardé : visite du psychiatre, la mine découragée.

- « C’est dommage...Vous progressiez ces derniers temps. »

Et comme d’habitude, lorsqu’ils sont dépassés par les événements, recours à la chimie. Ils peuvent toujours s’exciter. J’ai appris à jouer avec les traitements.

C’est sur le trottoir, devant l’immeuble en sortant, que j’ai pris en pleine face un puissant rayon de soleil. De longues minutes furent nécessaires avant de retrouver une vue correcte.

mardi 14 août 2012

111-

Dans sa prostration, je devine aussi le regain d’une souffrance ancienne. Si profonde, qu’elle a littéralement creusé son front. Voilà encore un point commun...Nous avons tous les deux échoué. Lui, à guérir Elisabeth de son cancer. Moi, à protéger Céline.
 
Pour mon père, ce drame sonne le renouveau de son propre naufrage. Et soudain je ne le supporte plus. Je ne supporte plus cet appartement, cet homme perdu dans sa détresse. Mais je ne veux pas le quitter comme ça, sur un coup de tête. Pourquoi tout gâcher maintenant, alors que nous avons fait ensemble un si long chemin ? Le cancer était incurable. Il ne pouvait absolument rien faire. Un savoir impuissant. Or moi, je pouvais agir autrement. Ce n’est pas mon père que je fuis, c’est moi bien sûr. Lorsque je me relève, il ne bouge pas. Les mains posées sur les genoux, l’esprit en pleine confusion sans doute.

vendredi 10 août 2012

110-

De longues minutes nous nous laissons porter par cette atmosphère aphone. L’un en face de l’autre. Je m’inquiète de son apathie. Il est assis de travers dans le canapé. La bouche si humide que j’ai l’impression qu’il bave. Non...Il ne bave pas. Juste incapable d’articuler.

Plus je le regarde moins j’ai envie de lui demander de l’aide. Il est si prostré et lointain...La vie ici a disparu, remplacée par un climat laborieux. Une ardeur au travail qui donnait l’illusion que les choses continuaient sans trop de mal. Parfois c’était presque drôle de le voir se battre ainsi contre le vide. Il faisait de son mieux. Mais j’ai dû être cruel involontairement. J’en prends conscience alors que je suis comme lui désormais.

mercredi 8 août 2012

109-

Je demande à mon père s’il est possible d’éteindre la télévision. Il s’exécute. Nous sommes dans le salon. Une grande pièce assombrie par d’épais rideaux qui ont fini par durcir. Ont-ils seulement été lavés depuis la disparition d’Elisabeth ? Il me semble que non.

Je m’aperçois seulement maintenant que l’appartement est à l’abandon. Le gros du ménage est assuré par une aide extérieure. Pas de poussière trop voyante et étouffante. Pas non plus de désordre significatif. Mis à part les traditionnelles revues médicales toujours dispersées sur la table basse. Des revues dont les abonnements sont  périmées depuis des lustres. Pourtant ça me saute aux yeux aujourd’hui. Il y a dans l’appartement comme un air vicié, malodorant. Une odeur malade. Tout paraît usé jusqu’à la trame. Figé dans un carcan de malheur.

lundi 6 août 2012

108-
















La télévision est allumée. Le son, très fort, d’une chaîne locale.

Sous les yeux, je distingue des marques humides. Larmes qui se confondent avec des rides jusqu’à la commissure de ses lèvres. Il me prend aussitôt dans ses bras.

Le geste de mon associé était solennel, celui de mon père tient du recueillement. Il a une dimension religieuse, une chaleur incomparable. Sur mon torse, je ressens alors le poids de nos deuils.

J’avais imaginé autre chose. Je m’étais préparé à raconter une nouvelle fois... Au lieu de ça, il a tout entendu aux informations régionales. Sans attendre que je lui confirme que c’était bien elle. Pas eu besoin. Intuition de veuf.

jeudi 2 août 2012

107-

Rue Amiral Linois...Je suis en bas de l’immeuble. L’appartement est au sixième, et dernier, étage. Je n’ai pas pris l’ascenseur. Peut-être pour retarder l’échéance...

La porte d’entrée du logement est restée la même depuis mon enfance. Une large porte en bois vert foncé. Ca fait longtemps que je ne suis pas venu le voir. Depuis l’annonce de ma maladie. Mais nous restons parfois plusieurs semaines sans que je lui rende visite. Il connaît mieux que personne les contraintes du métier...Et c’est un homme solitaire.

En sonnant je reçois une légère décharge électrique. Il ouvre enfin, vêtu d’une veste d’intérieur. Cette élégance fanée qu’il traîne depuis la mort de Maman...Nous avions la même taille, maintenant il s’est un peu tassé et il a beaucoup maigri. Je le trouve d’une pâleur effrayante. Il se tient sur une canne noire et porte des chaussures d’appartement en cuir.

mardi 31 juillet 2012

106-

Je dois récupérer ma voiture, pour me rendre sur les lieux de l’agression. Je  remonte la rue Victor Hugo...En chemin, une coïncidence m’envahit l’esprit : Céline disparaît alors que j’ai l’âge que mon père avait lorsque ma mère est morte. Exactement le même âge.

La lumière change à une allure vertigineuse. La faute à ce vent énergique qui pousse des paquets de nuages blancs et bleutés. Sur le mur, en face de mon lit, je peux revoir défiler les ombres qui couraient sur les façades. Ca finit par me flanquer un mal de tête atroce. Je me dis que ça passera si je rends visite à mon père...Le prévenir.

Il vit toujours dans le même appartement. Devenu au fil des années une sorte de musée, à la gloire de la médecine et d’Elisabeth Cabon. Il a vu sa femme maigrir. Jour après jour perdre tout ce qui faisait d’elle un être humain. Je viens de voir Céline réduite à un cadavre sans visage...

vendredi 27 juillet 2012

105-

Je les quitte tous les trois. Xavier me dit qu’ils vont s’occuper de ma clientèle aussi longtemps qu’il le faudra...

Le jour se lève. Le bruit d’un chariot dans le couloir...Combien de temps ai-je encore passé à noircir des feuilles blanches ?

Une journée interminable m’attend. Je n’ai plus personne à voir...Sauf en pensées. Des présences...

Celle de mon père, qui m’a élevé seul. D’une mère morte quelques années après ma naissance. D’un cancer. Et là, allongé dans un lit d’hôpital, je réalise que je n’ai jamais vécu son absence comme un traumatisme. A sept ans, je suis orphelin de mère, avec un père qui travaille comme un fou. Pour oublier la disparition de sa femme, pour être un exemple, pour maintenir un semblant de normalité...J’ai grandi dans ce vide. Même si, autour de moi, je sens comme une armature très solide. Elle me tient debout, alors que je suis la plupart du temps seul dans l’appartement de la rue Amiral Linois.

mardi 24 juillet 2012

104-

Les premiers patients de l’après-midi sont déjà à la porte du cabinet. Nous sommes tous les trois pris dans les mailles d’un filet dérivant. La gêne, à nouveau, sature la pièce. Laure lâche quelques mots.

- “Nous avions presque le même âge avec Céline...C’est terrible Docteur...On est toujours démunis devant des choses pareilles...Je préfère...

La suite s’évapore dans l’espace et les sanglots. Elle se dirige vers la porte du cabinet comme si elle voulait fuir. Mais elle se contente de vouloir déverrouiller l’entrée...Que les patients puissent accéder à la salle d’attente. Mon départ s’annonce chaotique. De toute façon, personne ne sait comment se quitter dans de bonnes conditions. C’est alors que Bertrand déboule dans le cabinet. Il vient d’entendre à la radio qu’une Céline Grall a été retrouvée au petit matin. Nue et déchiquetée dans un jardin de la ville.
 
 
Bertrand, vêtu d’un pantalon de toile, d’une simple chemise bleu pâle et d’une longue veste de cuir, me demande depuis plusieurs minutes s’il s’agit de ma Céline...J’étais noyé dans mes pensées, ces tensions informes où le monde dérive.

- “Oui, c’est bien elle...

Il laisse tomber par terre sa sacoche, et me tend la main.

- « Oh ! Mon Dieu, c’est épouvantable... »

vendredi 20 juillet 2012

103

Un mur de silence se dresse entre nous trois. Ils sont embarrassés. Horrifiés mais curieux. Je suis sur la défensive. C’est la secrétaire qui casse cette cloison invisible. Après qu’elle a repris des couleurs, elle s’avance, en paroles. Timide et l’air sincèrement affecté. De son fauteuil, elle balbutie quelques questions. J’y réponds...Même si tout ça n’est pas très clair pour moi non plus. Je sors d’une nuit chaotique, d’une convocation au commissariat, puis de l’institut...

Ils me soutiennent, avec chaleur. De la compassion évidemment. Leur journée a pris une tournure extravagante. Nous flottons au milieu de l’accueil. J’ai la sensation que la vague qui m’a happé dans la matinée vient de les rattraper.

Maintenant qu’ils connaissent à peu près les circonstances de la disparition de Céline, ils sont gênés. Gestes, attitudes, voix...Tout est empreint d’une maladresse pitoyable.
 
L’heure de la réouverture du cabinet approche. Ils n’ont rien mangé. C’est alors que Xavier me prend par les épaules et me plaque contre lui. Il n’a plus peur et cela me fait un bien fou. C’est même la première fois depuis un bon moment que je me sens vraiment à mon aise. Je cohabite avec une souffrance sincère. Sans la moindre interférence, le moindre brouillage...C’est la dernière fois que cela se produira. C’est pour ça que je me souviens avec une telle émotion de ce geste d’amitié. Plus tard, tout sera balayé.

mardi 17 juillet 2012

102-

Laure s’évanouit. Elle est étendue sur la moquette bleue, sa robe relevée à mi-cuisse. Les jambes légèrement repliées. Un bras au-dessus de sa tête, l’autre contre sa poitrine. Je réalise que Céline devait être à peu près dans la même position. Je me mets à rechercher un calmant. N’importe quoi qui mette un terme à ces attaques intérieures...

Laure reprend ses esprits alors que je suis dans mon bureau. Il y fait froid. Les volets ont été ouverts, la pièce aérée. Je souffle un moment, et après avoir avalé un bêta-bloquant je retourne auprès de Xavier. Il a confortablement installé Laure dans un fauteuil en tissu noir.

jeudi 12 juillet 2012

101-

Le standard sonne. Laure pose la main sur l’appareil. Elle décroche si lentement que l’appel se volatilise.

Je n’ai pas le courage d’en dire plus, si personne ne m’aide. Ils s’attendent, c’est probable, à ce que je leur dise qu’elle a été victime d’un accident de la route. D’une défaillance cardiaque précoce, ou d’un stupide accident domestique. Certainement pas qu’elle a été assassinée dans la nuit. Qu’elle a fini son existence dans un massif, presque nue, totalement défigurée.

Ces minutes m’aident à comprendre l’attitude du lieutenant Darc. Lui qui me disait “il n’y a pas de méthode pour ça”. Aussi j’applique à la lettre sa non-méthode.

-  « On l’a tuée cette nuit, et violée sûrement. Son visage a disparu ».

mardi 10 juillet 2012

100-

Il m’interpelle durement.

- « Préviens quand tu as un problème ! Toute la matinée on a dû jongler avec la clientèle...Bertrand a pris en charge une partie de tes consultations.

Je le laisse s’époumoner jusqu’au bout. Qu’il s’étouffe dans sa colère...Il s’adresse à Laure maintenant. Tout de même, je m’étonne intérieurement qu’ils n’aient pas compris qu’il soit arrivé quelque chose de grave. “Céline est morte”...

 C’est tout ce que j’arrive à dire pour commencer. Xavier réagit d’une façon étonnante. Il était tendu comme un arc. Sa colère retombe, et son corps semble soudain se désarticuler. Sa longue carcasse paraît déstructurée, aussi molle qu’elle était rigide, quand il me faisait des reproches. Laure reste la bouche ouverte. “Morte ?”, balbutie Xavier qui s’est appuyé contre une armoire pleine d’archives. Le cabinet est vide. Pourtant il y règne encore une agitation spectrale. Empreintes des patients qui ont défilé toute la matinée. Chaleur corporelle, odeurs imprécises...Un désordre particulier. On pourrait presque entendre les voix, des bruits de portes.

jeudi 5 juillet 2012

99-

J’aborde la rue Emile Zola, pourchassé par la joie odieuse du tueur. Je passe devant le restaurant “Les yeux de la nuit”...Une sueur froide me tétanise. L’entrée du cabinet médical. Porte épaisse en verre, montants en granit, bois clair avec des incrustations d’aluminium. Pour ça, nous nous étions offerts les services d’un architecte.

Je pousse la porte, avec dans le ventre la sensation que doivent ressentir les malades. Un mélange de stress et de réconfort. J’y suis parvenu. La ville, ses rumeurs et ses flux, sont dans mon dos. Ce que je dois maintenant annoncer à tous, je me dis que c’est comme une amputation. L’ambiance est électrique, ils sont sur la défensive, prêts à me sauter dessus. Laure, la secrétaire, me fusille du regard. Xavier sort de son bureau, l’allure sombre et agressive.

mardi 3 juillet 2012

98-

Dans la pénurie de cette chambre, je revois les veines ombragées, les refuges transitoires. Bien vite conquis par le meurtrier. Son corps sans visage.

Je revois celui de Céline. Rehaussé d’un discret maquillage. Les lèvres brillantes, le cou parfumé. Puis cet orifice dégradant à l’odeur d’éther.

Mon état de santé se dégradait bien avant ce choc suprême. Mes patients en savaient quelque chose, eux que je triais et rangeais en fonction de leur chance de survie. Mon attitude dépendait de ce classement. Ma compétence aussi. Un édifice s’écroulait. Le Docteur Cabon s’est longtemps vautré dans la complaisance d’un statut social acquis de haute lutte. Un bon soldat, adaptant les diktats aux corps, aux états d’âme de ses patients. De leurs blessures, de mes réflexions usantes, de mes colères muettes. Tout cela a éclaté.

Plus de Docteur Cabon. Plus de Francis, le compagnon de Céline. Plus aucune protection.

Aucune zone de repli. Je suis nu. Et dévoré par une ombre. Avec la peur incessante, le vice des incurables.

vendredi 29 juin 2012

97-

Je m’approche d’une femme qui ressemble à Céline. Je murmure quelque chose. La voix sûrement pleine de sanglots. Un geste trop vif, elle se met à hurler. Puis court en gueulant et disparaît dans une petite foule compacte à l’angle des rues de Siam et de Lyon.

Les gens me regardent avec inquiétude. Je suis bien habillé, mais j’inspire de la crainte. Enfin la rue de Siam s’éloigne. Longue et large voie vers le précipice. Je m’y cogne et je fais peur aux jeunes femmes. La rue me rejette. Comme un élément infecté. Je marche, je regarde partout. Frénétiquement. Les petites rues les places qui parsèment le centre-ville sont des refuges. De l’ombre des silences. Un kiosque des chevaux de bois. La rue Emile Zola est si proche...A l’écart de l’artère enflammée.

Malgré sa nature paisible, cette rue m’a toujours inspiré de la méfiance. L’annonce de la maladie avait déjà abîmé le plaisir de l’installation dans ces nouveaux locaux. Alors aujourd’hui...Je me traîne dans un amas de constructions, d’automobiles, de signes incompréhensibles.

mercredi 27 juin 2012

96-

Mon front est brûlant. En revanche, le bout de mes doigts est gelé. La mort commence par là. Mon portable est éteint. Ils m’ont probablement contacté, sans succès. Explorer une ville amputée. Des lieux familiers soudain déchirants. Comme errer dans un cimetière ou s’abîmer dans la boue. Toute cette vie autour de moi...
 
Ces affiches, ces boutiques avec leurs mannequins en plastique, ces passants enveniment la disparition. Plusieurs fois, j’ai la tentation du pire. La rejoindre, sans plus attendre. Le tueur prend un malin plaisir à vider la cité de sa matière sensible. A casser les rues illuminées et grouillantes. Il brandit le visage de Céline. Pauvre lambeau qu’il secoue et qu’il accroche à l’entrée d’un commerce ou sur une façade.

vendredi 22 juin 2012

95-

Parcelles de trottoir, devantures, arbres...Tout sent mauvais. Les mécanismes anciens sont encore là, ils cohabitent avec ce nouveau décor. Avec le tueur. Une ville fragmentée. Découpée en souvenirs abîmés...Son ombre sur le dallage, sa main sur une tasse blanche. Elle n’y est plus. La ville m’échappe. Elle se dérobe, je me dérobe à elle.

Durant une heure, je ne vais pas savoir où aller. Ni quoi faire. Je marche, je me contente de marcher. J’emprunte une rue, puis une autre. Dans quel but ?

Aux environs de midi, je me décide à rejoindre le cabinet. Dans un désordre intérieur indescriptible. Je tente de prier, pour être en paix, pour veiller sur ma femme. Même s’il est bien trop tard. Des larmes croupissent dans mes yeux.

jeudi 21 juin 2012

94-

« On ne m’aura jamais. A cette heure je suis peut-être encore en ville, peut-être ailleurs, à l’étranger, dans une autre région...Ta femme est la mienne désormais”.

J’ai un mouvement de recul, brutal et spectaculaire. Darc le prend pour lui. Les yeux mi-clos s’ouvrent soudain en grand. “ Vous êtes médecin, Monsieur Cabon, un confrère pourrait vous soutenir”.

Je cherche désespérément Céline dans un coin de mon cerveau. Qu’elle me parle ! Qu’elle me rassure ! N’importe quoi, pourvu que je puisse revenir, que le tueur se taise.
  
Cette présence est trop récente, pour que je sois en mesure de l’analyser sereinement. Le ciel se couvre à nouveau. Nuages blancs qui tamisent les rayons féroces de la fin de matinée. Je présente mes excuses à Darc, et lui promet que je vais me faire aider. Aujourd’hui même. En chemin vers la voiture, j’égrène ce que j’ai à accomplir.

La mère de Céline, le cabinet, les funérailles prochaines.

mardi 19 juin 2012

93-


« Survivre »...Je me demande si le terme n’est pas indécent. La souffrance appartient à Céline. Son calvaire Place Dusquesne. Si j’ai souffert c’est d’une autre façon. J’ai dû partager ma vie, mes pensées, mon quotidien avec son bourreau. Ce fut une expérience terrible. Ce ne fut qu’une expérience. J’aurais pu me détruire. Il m’en a souvent donné l’ordre. A chaque fois, je m’en suis tiré. Je devrais être mort.

Darc me rattrape, alors que je marche vers le portail électrique pour rejoindre ma voiture. Il souhaite me rendre visite chez moi, dans la semaine. L’enquête risque d’être difficile. Mais elle mobilisera toutes les énergies. C’est une promesse qu’il me fait en me regardant d’une étrange manière.

Les yeux marron clair, derrière des lunettes argent, sont presque fermés. Comme s’il réfléchissait intensément. Des rides se creusent au niveau de ses pommettes. Un visage raviné qui transpire la concentration et la fatigue. Le dépit aussi.

vendredi 15 juin 2012

92-

Comme plus tôt dans la matinée, il est immédiatement abordé par une collègue, puis par des agents en uniforme. Des bribes de phrases volent dans la cour. Morceaux d’enquête préliminaire qui donnent à la lumière ombragée une teinte mauvaise.  Darc ne repousse pas ses collègues. La paroi latérale en granit argenté du commissariat est subitement réveillée par le soleil venant de faire une apparition. Un croissant de feu qui peine à réchauffer l’atmosphère. Une ombre à mes talons, qui me parle et me nargue.  

La tentation d’agripper Darc par un bras. De lui hurler que l’assassin est ici...Ma panique à l’idée de vivre avec un tel monstre...Cette machine à tuer est dans mon cerveau. Je dois m’accrocher au monde sensible. Même s’il n’en sort que des atrocités. Les personnes qui entourent le lieutenant semblent effarées. Une vague invisible mais puissante me fait tanguer. Je voudrais que l’on me sorte de ce territoire glacial. Darc m’informe alors que ma présence n’est plus nécessaire. Pour l’instant.

mercredi 13 juin 2012

91-

Darc accélère. Nous fonçons plein sud, vers le coeur de la ville. “Vous devrez patienter quelques jours”. La métropole métastasée est derrière nous. La radio crache à présent un flot de paroles sourdes. Elle était éteinte. Puis, si basse que je n’y avais pas prêté attention. Après l’avoir allumée, Darc a monté le son. Manière de rompre la discussion. Mon attention se porte péniblement sur les panneaux publicitaires, nombreux et colorés. J’ai le sentiment de régresser. Les détails ne m’apparaissent pas. Je déraille...Je m’invente un personnage, sur lequel je projette toutes les horreurs. Les monstruosités qui se promènent dans mon cerveau. 

Nous abordons l’hyper centre. La rue du commissariat est très proche maintenant. Nous pénétrons sur le parking. Le lieutenant coupe le moteur. Il descend du véhicule et m’attend. L’air farouche et soulagé. Il est dans son élément ici. Sur son territoire. Il n’est plus voûté, et retrouve la prestance d’un flic en pleine possession de ses moyens.

lundi 11 juin 2012

90-

La conversation a duré environ une demi-heure. Pendant laquelle nous avons roulé sans but précis. Je lui ai dit que je tiendrai le choc. J’ai ajouté que je prendrai des calmants, que je résisterai en mémoire de Céline. Les choses que l’on dit...

Darc a-t-il eu l’intuition que j’avais perdu la tête ? A-t-il douté de mon innocence ? En dépit de ma conviction. A-t-il flairé l’odeur de l’agresseur dans l’habitacle ? Ou avait-il besoin d’un répit supplémentaire pour évacuer la chair et le sang de son esprit ?

Une boucle urbaine. Le long d’usines modernes, de constructions universitaires fraîchement repeintes, de lotissements tout juste sortis de terre. Un parcours qui ressemblait furieusement à une dérive routière. Une errance périphérique. Je demande quand je pourrai enterrer ma femme.

vendredi 8 juin 2012

89-

Mine de rien, sur le chemin du retour, il reconstitue nos itinéraires. Il fait semblant d’avaler mes propos. Ou il me croit sur parole. Comment savoir ? Peut-être a-t-il déjà des informations. La route est neuve sur ce tronçon. L’axe Nord-Sud, un ruban de goudron, large et très noir. La ville devient une métropole dévoreuse. Elle s’étend, bouffe les petites villes alentours, et finit par se répandre dans tous les sens. De la mer qu’elle surplombe jusqu’aux terres intérieures.

- “Pourquoi vous empruntez cette route ? Nous ne rentrons pas au commissariat ?

Nous passons devant une série d’immeubles de bureaux. Une usine blanche high-tech qui s’étale sur des centaines de mètres. Darc ne me répond pas. Il tient son volant d’une seule main, l’autre est posée sur sa cuisse. Il se mord la lèvre inférieure puis passe et repasse sa langue au coin de sa bouche.

- “Non”.

Je m’étonne. Puis je m’enfonce dans le siège, préférant me réfugier auprès de Céline. Le lieutenant reprend le volant à deux mains, plisse les yeux. Le soleil vient de frapper le pare-brise. Il hésite, il hésite très longtemps. Je suis entre un flic et un fantôme, une sorte d’apparition qui pour l’instant n’est pas effrayante, à peine dérangeante. Je la sens dans mon dos, c’est tout.

- “Monsieur Cabon, nous avons des choses à mettre au point tous les deux. Ce qui s’est produit est exceptionnel. J’ai besoin de m’assurer que vous tiendrez le coup. Je rallonge le trajet...Au bureau, il y a beaucoup trop d’agitation”.

mercredi 6 juin 2012

88-

Et la hantise du tueur qui prend forme petit à petit. Ainsi qu’une terrible fascination. Le capot froid de la voiture est insupportable. Darc n’est pas pressé...Il reprend des couleurs malgré la fraîcheur. Il redevient doucement un véritable enquêteur. Ses questions sont beaucoup plus distantes, mais précises.

Cette journée à l’hôpital a été difficile. Longue et stressante. Silence, solitude, médicaments, incertitudes. Je ne peux pas écrire la journée. Pour combler les heures, je pense à mes notes. Même si la main est paralysée. En dehors de cet exercice, je n’ai pas encore retrouvé mes repères. Dès l’aube je suis pris d’angoisses. Comme une télévision déréglée. L’image est salopée par des interférences. Alors que la nuit la liaison est meilleure. La transmission presque parfaite.  

Je n’ai pas répondu aux questions trop personnelles sur notre relation. L’omission me sert de bouclier. Même si Darc semble être un flic redoutable, et qu’il prend cette affaire très à cœur. Il ne me soupçonne pas, j’en suis sûr. Bien qu’il parle d’un test ADN, c’est une étape indispensable. J’entends les mots “routine” et “aspect déplaisant”. La nature du meurtre, la sauvagerie.

lundi 4 juin 2012

87-

Plus Darc m’oblige à replonger dans les dernières heures de Céline, et dans mes propres déplacements, plus le miracle s’atténue. La vision d’une tête creusée recommence à me torturer, moi aussi.  

Darc est choqué, mais pour lui ce n’est qu’une horreur de plus. Sans doute la plus abominable. Il finira sa carrière gravement dépressif, ou gentiment alcoolique. Comme j’aurais fini la mienne, probablement, à force d’endurer la souffrance des autres. La corrosion met du temps à trouer la carcasse... 

Alors que je suis plongé dans un bain d’acide. Je n’ai plus de membrane extérieure. L’environnement est devenu nocif. C’est comme si je n’avais plus de peau sur les muscles. Le corps de Céline en surimpression. L’image dépasse l’obsession... Le miracle est tombé, il reste la révolte, la douleur à vif et le sentiment de me trouver face à un territoire vide.

jeudi 31 mai 2012

86-

Les questions affluent dès la sortie de l’Institut. Darc semble plus secoué que moi. Je suis démoli mais j’exprime exactement le contraire. Un sourire, grimace hideuse, qui ne veut pas me quitter. J’en ai honte aujourd’hui. L’automne se montre plus agressif...L’hiver est déjà là, prêt à bondir sur la ville. On le sent sur la peau. On devine sa volonté de fer.

Au ciel, un bleu fade qui se méfie des griffes. Des traînées blanches qui pourraient être lacérées facilement. Je réponds aux questions avec cet hiver en embuscade. Elles portent sur mon emploi du temps, celui de Céline. Sur notre relation. Je ne pense même pas à parler de son désir soudain d’enfant. Encore moins de ma crise chez Xavier ou de ma maladie.

Nous sommes à  la voiture J’ai les mains posées sur le toit du véhicule. Un toit froid comme la salle d’autopsie. Darc n’arrête plus de soupirer. Il ne sait plus comment me prendre. Je le sais à la façon qu’il a de fuir mon regard. Le grand et svelte lieutenant s’est un peu voûté. Des rides supplémentaires et des cauchemars en plus.

mardi 29 mai 2012

85-

Je dois peser une tonne devant la table. Il n’arrive pas à me faire bouger d’un centimètre. Ma vie est dans ce gouffre sanguinolent. Sans la moindre expression, le moindre reflet. Pour obéir enfin au lieutenant, je dois me réfugier dans un coin de ma raison. Le dernier qui ne soit pas encore irradié.

Je suis épuisé...Ces lignes réactivent des minutes atroces. Des minutes qui me terrorisent.

La journée est balisée par des murs et des toxines. Des cloisons physiques et mentales qui disent la normalité. L’enjeu, ici, est d’accepter que la vie est invivable. De redevenir le médecin que j’ai été. Quand tout sera terminé - ces notes comme mon séjour dans ce service - j’envisage de me retirer dans un endroit où le mal pourra progresser paisiblement. Un lieu où cette progression n’aura plus de sens. J’en ai parlé au psychiatre. Il dit que c’est une bonne idée. Je leur donne ce qu’ils veulent, pour être tranquille.Ils se satisfont de si peu.