jeudi 26 janvier 2012

45-


La nuit est tombée sur un goût de terreur. Mon état mental se stabilise. Pourtant il m’arrive encore d’être confronté à de puissantes montées d’angoisse. Ne t’inquiète pas, c’est une belle histoire blanche et rouge.


Elle s’écoule doucement puis elle s’enfuit très vite. La tension entre le manque et ce qui me reste, tout le reste, est parfois si vive que je pourrais me fracasser la tête contre un mur. C’est pour ça qu’on m’attache.

Perdre la vue, c’était perdre ce lien avec Céline. Ce rapport aux couleurs. Cette errance visuelle. Le quotidien nous le rendions supportable ainsi. Dans les toiles et les photographies. Avant de se découvrir. J’étais ce soir-là rattrapé par un dérèglement...Céline finit par aller se coucher. Demain elle a cours très tôt.

La distance devient palpable. Je veux dire qu’elle devient douloureuse, pas uniquement consentie, négociée. Elle s’est arrêtée à l’entrée du salon. Je vois son reflet dans la vitre. Du dépit et de la fatigue, voilà ce que je lis sur son visage. Nous n’avons pas reparlé du bébé. Nous n’avons reparlé de rien.

Une chose me rassure un peu : elle a eu le même réflexe que moi devant la toile de Dilasser. Accrochée sur la gauche à l’entrée de la pièce. Avant de s’éclipser, elle l’a observée, une main sur le front l’autre sur le ventre.

lundi 23 janvier 2012

44-

- “Tu es bien dans le noir ?”

Elle m’attrape par la taille devant la baie vitrée. Nous admirons quelques minutes un panorama chaviré. Je sens sa respiration dans mon cou. Elle s’est lavé les dents, a revêtu un pyjama en satin.

- “Tu devrais peut-être voir un collègue...Tu étais vraiment dans un état...Ca me rassurerait si tu...”.

Je lui promets d’y penser. Même si je lui mens. Même si je crois, quand-même, savoir de quoi je souffre. Je détourne les yeux de cette étendue sombre et j’éclaire faiblement le salon. Mais suffisamment pour que la pièce surgisse dans son aspect habituel.

Le tableau accroché au-dessus de notre canapé est plus saisissant que jamais. C’est une très grande toile que nous avions achetée tous les deux dans une galerie. Elle est divisée en deux parties. L’une est envahie par des rouges. Du plus vif, un rouge aniline, au plus pâle, un rouge presque rose. L’autre est dévorée par le noir et les bleus. Un bleu ardoise, minéral et plombé.

Une plaie traverse toute la toile, une veine noire et blanche. Une déchirure qui divise autant qu’elle équilibre les couleurs et les espaces.

Avec Céline nous passions de très longs moments à nous regarder. Sous toutes les coutures. Nus, habillés, dans notre lit, la salle de bains. Cette habitude nous la devions à notre amour pour la peinture. Aux silences, ces vibrations inattendues que procurent les tableaux. Des perceptions libérées du sens. Parfois, souvent, il n’y en a pas. 

On se ressourçait dans ces visions et les couleurs. Nous pouvions aussi nous y perdre et pleurer devant la noirceur ou la détresse. Nous nous comprenions ainsi. L’harmonie dans les tourments. La plénitude dans la crainte. Notre vie était faite de lignes, de volumes et de formes.

vendredi 20 janvier 2012

43-


L’infirmier de nuit ne m’a pas demandé ce que j’écrivais. S’il l’avait fait, je n’aurais pas su quoi lui répondre. Ca me dépasse ce flux ordonné. Cette volonté de revivre ces jours et des années. Non que je ne sache pas ce que je fais. Ni pourquoi je l’ai entrepris. Ce qui m’étonne, en revanche, c’est la précision, l’incroyable régularité avec laquelle, à présent, les souvenirs se succèdent. Je pensais me battre avec les événements et les dates. Au lieu de ça, je ne suis qu’un spectateur. Je regarde ma main courir sur le papier. Elle me guide. Elle range toute seule cette vie qui m’a échappé.

Nous sommes dans notre appartement. Nous n’avions pas fermé les volets en partant. Le salon me donne ainsi l’impression d’être étrangement abandonné. Plus que ça : il m’est inconnu. Les meubles sont recouverts d’une poussière nocturne qui se déplace avec le défilement des nuages. La lune est face à l’immeuble, au-dessus de la mer. Pas d’étoiles. Juste un disque blême, et cette couleur de métal qui se fond dans le ciel indistinct. Céline a tout de suite retiré son manteau trempé. Elle a allumé la lumière dans le couloir, qui s’étire sur tout l’appartement. Elle a pris un porte-manteau dans le placard de l’entrée et pendu son vêtement dans la salle de bains. Puis elle m’a rejoint dans le salon.

mercredi 18 janvier 2012

42-

- “C’est à cause du bébé ? J’ai été un peu brutale tout à l’heure...”.

Je remonte d’un coup à la surface. Céline me regarde. Les yeux et le front plissés.

- “Non, bien sûr que non. Ca n’a rien à voir avec toi...Xavier a raison. J’ai beaucoup trop travaillé...Pour le bébé, je t’ai dit ce que j’en pensais. Je suis d’accord”.

Ma réponse est trop sèche. Je sens que Céline est choquée. Elle desserre brusquement son étreinte. Mais je suis incapable de choisir d’autres mots. Comme si l’obscurité qui menace de m’envahir commençait déjà à me couper d’elle. Je l’entends mais je ne la vois plus. Je l’entends. Mais je ne peux plus lui répondre. Je comprends le sens de ce mauvais rêve dans le parking...

La maladie vient de m’exploser à la gueule. Une bombe à fragmentation. Depuis un mois je l’étouffe. Nous nous engageons sur le boulevard Sébastopol qui surplombe la gare et la mer. Un flot d’odeurs marines, industrielles et routières, se mêle à la pluie. Parfois une odeur d’arbres et d’herbe mouillée adoucit l’effluve qui parfume le boulevard.

lundi 16 janvier 2012

41-


L’entrée d’un parking souterrain, le « Liberté »...Une énorme bouche devant laquelle nous devons passer pour atteindre l’autre côté de la Place. Je suis désemparé face à cette crainte irrationnelle qui me submerge.

Je dois la surmonter...Et vite...Ne pas encore inquiéter Céline. Un air chaud puis un bourdonnement de soufflerie nous enveloppent alors que nous franchissons la voie d’accès au parking. Une seconde j’ai la sensation très nette que Céline me lâche le bras et qu’elle emprunte la rampe goudronnée qui serpente entre deux murailles grises.

Je l’entends. Elle crie quelque chose. Je l’imagine tout au fond du parking, premier niveau. Sa voix baisse d’un ton, elle a dû descendre au deuxième niveau. Encore plus bas, troisième niveau. Ainsi de suite. Et plus rien. Je m’engage à mon tour dans la rampe. Murs lisses et ternes. Des indications qui clignotent un peu partout. Une barrière, une vilaine cage vitrée. Un plateau de béton avec des piliers courts mais très larges. Le plafond est si bas...Céline a disparu, l’odeur d’essence me monte à la tête. J’ouvre toutes les portes que je trouve. J’appuie sur tous les boutons que j’aperçois. Des escaliers, des ascenseurs et des pièces vides ou remplies de matériels. Les sources lumineuses s’éteignent les unes après les autres. Bientôt je suis dans le noir complet. Céline me reparle enfin.

vendredi 13 janvier 2012

40-

Nous parvenons place de la République. Les bâtiments monumentaux sont presque invisibles. Perdus dans la bruine. Ils ne se matérialisent que grâce à des bandeaux de lumière bleue qui courent le long des façades, en dévoilent les principales structures. Tout le reste est gommé.

J’ai à nouveau l’impression d’avoir à mes trousses les deux formes symétriques en brique. Je me retourne. Je ne vois rien, évidemment. De la nuit et du brouillard. Je finis par distinguer les cubes de verre qui abritent des restaurants. Parce qu’ils sont éclairés de l’intérieur et qu’ils semblent flotter au milieu de nulle part.

mardi 10 janvier 2012

39-
















A cet instant Xavier se retourne. Il empoigne gentiment Lucie. Il lui dit quelque chose à l’oreille...J’imagine que cela me concerne. Enfin ils rentrent chez eux. Nous continuons tout droit. La phase aiguë de ma crise est bien passée. Mais je ne suis pas à l’aise. Il est trop tôt pour que je ressente de la honte. Trop tôt pour que Céline m’interroge...Alors que je la tiens par la taille. La chaleur de son corps, sous le manteau en laine, me réconforte un peu. Nous nous taisons. La voiture est garée assez loin. Je n’ai pas envie de conduire. Je lui fais part de mon souhait de rentrer à pied.

Une pluie fine et froide nous recouvre rapidement. Comme elle ensevelit la rue Victor Hugo. En quelques minutes les immeubles sont détrempés. La route est recouverte d’un tapis soyeux. Je demande à Céline, tandis que nous passons sous un panneau d’affichage électronique qui émet un bruit lancinant, si elle ne regrette pas de ne pas être rentrée en voiture. “Non”, répond-t-elle. Elle ajoute qu’elle ira la prendre demain matin de bonne heure.

Au-dessus de la bruine, une lune pleine mais floue nous éclaire malgré l’épaisseur de l’humidité. Nous marchons sur un large trottoir au revêtement rutilant et glissant, bordé de hauts réverbères. Chaque lampadaire est couronné d’un halo de lumière laiteuse. Des cercles vaporeux diffusent une clarté tantôt lugubre tantôt sublime. Une luminosité incertaine qui joue avec les rêves. Les peurs et les angoisses.

A un rond-point, nous tournons sur notre droite et empruntons une rue beaucoup plus étroite que la rue Victor Hugo. La lune est à présent cernée d’un blanc très pâle au milieu de son auréole. Elle finit par faire basculer l’ambiance dans le macabre. Trop blanche, trop floue, dans une nuit silencieuse en pleurs. De sobres sanglots qui nous guident et nous rapprochent et qui font résonner les rues comme des instruments à cordes. Il en sort une belle et sinistre musique. La ville est tour à tour frottée, pincée, frappée par les éléments.

vendredi 6 janvier 2012

38-

Je reprendrai le fil de tout ça demain. La benzodiazépine m’assomme.

Un coup qui meurtrit la chair sans l’entamer. En apparence, tout est normal. Xavier nous accompagne jusqu’au portail de son jardin qui s’étale devant la maison. Deux surfaces minuscules d’un gazon parfaitement taillé. Quelques rosiers plantés sur la gauche, sous la fenêtre qui correspond au salon. Un banc en bronze, ces motifs de rose, sur la droite, sous la fenêtre de la cuisine.

Allez savoir comment, et surtout pourquoi, je me souviens de détails aussi précis.

Lucie est derrière son mari, dans l’allée séparant les deux petites étendues gazonnées. Une écharpe mauve en alpaga autour du cou. Elle ne doit pas avoir chaud...Elle ne porte, sinon, qu’un pull clair dans une maille très fine. Elle croise les bras et saute discrètement d’une jambe sur l’autre.

Nous passons la grille noire. Un signe à travers les barreaux. Un dernier regard appuyé aux Costigan. Un œil sur la maison peinte en bleu ciel. La lanterne, genre marine en laiton, fixée au-dessus de la porte d’entrée donne aux briques rouges incrustées de chaque côté de la façade un aspect étrange. Les dessins géométriques que forment ces barrettes semblent s’animer. Des personnages sombres se mettent à bouger sur les murs. Ils descendent dans le jardin.

mercredi 4 janvier 2012

37-


Elle me soulève doucement de ma chaise. Elle reboutonne ma chemise, et s’empare de mon pull-over rouge qu’elle dépose sur mes épaules. Xavier, une main sur la hanche l’autre sur la table en désordre, est consterné. Sa femme s’est assise dans le canapé noir sur lequel dort un petit chien de race qui n’a pas bronché de toute la soirée, même durant ma crise. Lucie le caresse tendrement...Elle m’observe, attristée.

J’ai la présence d’esprit d’aller l’embrasser et de dire au revoir au chien. Il ne bouge toujours pas. Céline me dirige un peu, sans trop insister...Sans doute ne veut-elle pas me ridiculiser ou m’infantiliser davantage. Je serre la main de Xavier. On se donne rendez-vous pour le lendemain. Huit heures au cabinet. Il ajoute que si ça ne va pas mieux, il s’arrangera avec Bertrand, un autre associé.

lundi 2 janvier 2012

36-

Depuis que je mets de l’ordre dans mes souvenirs, je surmonte le plus souvent ces rudes périodes nocturnes....J’ai la force de reprendre mon bloc de papier et un crayon. Puis de noircir des pages. Ce qui compte à ce stade...Aller au bout du récit. Avant que la pénombre devienne insurmontable.

Hier, j’en étais resté à ma première crise chez les Costigan.

Je vais mieux, avant même que Xavier m’ait injecté quoi que ce soit. En revanche, je dois quitter cette maison très vite. Je m’y sens en danger. Nous avons pourtant dîné dans une grande pièce aux couleurs chaleureuses. Les murs d’un beau vert pastel. Les rideaux jaunes foncés. Des meubles tout neufs. Une cheminée anthracite aux formes galbées. Derrière l’épaisse vitre coulissante qui protège le foyer s’agite en silence un feu rassurant. On dit ça...Il l’est pour les autres. Ces flammes me brûlent les membres. Ce n’est même pas vraiment la saison des feux de cheminée.

Le malaise s’est atténué. L’anxiété...La sensation d’étranglement...L’insécurité... Tout ça s’éloigne, c’est vrai. Mais j’ai encore des frissons. Et l’engourdissement s’est généralisé, comme la transpiration. J’ai peur que la maladie progresse plus vite qu’elle ne le devrait si je reste ici. Pudique et inquiète, Céline prend les choses en main.